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Labellisation des médias : la stratégie risquée de l'Élysée face au camp Bolloré
Accusé par les médias Bolloré, la droite et l’extrême droite de menacer la liberté d’expression après avoir évoqué une "labellisation des médias", Emmanuel Macron assure ne vouloir aucun label d’État. Mais la polémique enfle et la défense de l’Élysée peine à convaincre ses détracteurs. 
Le président français Emmanuel Macron s'adresse au public lors d'une rencontre avec des lecteurs de La Voix du Nord à Arras, , le 19 novembre 2025. © François Lo Presti, AFP

En l'espace de quelques jours, la "labellisation des médias" est devenue l'obsession de la droite et de l'extrême droite. Emmanuel Macron est accusé d'envisager un "label d'État", synonyme pour ses détracteurs de dérive "autoritaire", voire "totalitaire". L'affaire commence par une simple déclaration du président le 19 novembre, devant des lecteurs de La Voix du Nord. Il y évoque une "labellisation faite par des professionnels", destinée à distinguer les médias respectant les règles déontologiques des autres… La mèche est allumée dix jours plus tard par Le Journal du Dimanche (JDD), propriété du groupe Bolloré, dénonçant en Une un projet de "contrôle de l'information". 

La machine médiatico-politique s'emballe aussitôt. Le lendemain, l'éditorialiste vedette de CNews et d'Europe 1, Pascal Praud, embraye et dénonce la "tentation autoritaire" d'un chef de l'État "qui souhaite imposer un récit unique", parlant de "Pravda". Le président du RN Jordan Bardella reprend, lui, la référence du JDD au "ministère de la Vérité" de George Orwell. 

Face à ce tir groupé, l'Élysée sort de sa réserve habituelle. Une vidéo de "fact-checking" est publiée lundi soir sur son compte X, répondant directement à Pascal Praud et déplore que "parler de lutte contre la désinformation suscite la désinformation". Une réponse aussitôt exploitée par ses adversaires. Bruno Retailleau, le patron des Républicains, lance une pétition intitulée "Médias : oui à la liberté, non à la labellisation !" qui dépasse les 40 000 signatures. Éric Ciotti, désormais allié au RN, publie la sienne dans la foulée, atteignant le même nombre. 

Une riposte qui tranche avec la tradition élyséenne 

Depuis plusieurs mois, l'Élysée a infléchi sa stratégie face aux infox. Après la rumeur de l'achat d'une Aston Martin ou le "mouchoir gate" - où des internautes avaient accusé Emmanuel Macron d'avoir dissimulé un sachet de drogue lors d'une réunion diplomatique - la présidence a choisi de répondre frontalement, souvent via des messages ou des vidéos publiées sur X. Une rupture nette avec une communication plus institutionnelle et distante.  

"C'est un dilemme permanent : répondre nourrit la polémique, se taire laisse prospérer la rumeur", analyse Arnaud Mercier, professeur à l'université Paris 2-Assas, spécialiste en communication politique et auteur de "Les mots de la désinformation et de la manipulation" (éd. Presses universitaires du midi).   

Cette stratégie offensive intervient alors qu'Emmanuel Macron intensifie depuis fin octobre son plaidoyer pour une régulation des réseaux sociaux : "majorité numérique" à 15 ans, transparence des algorithmes, mécanismes de blocage des infox… Autant de pistes qu'il veut transformer en décisions début 2026.  

Dans ce contexte, l'idée d'un label n'a rien d'une invention du président : elle figure dans les recommandations des États généraux de l'information en 2024 pour "renforcer la confiance" du public. Parmi les labels déjà existants au sein de la profession, figure d'ailleurs la "Journalism Trust Initiative" portée par Reporters sans frontières (RSF), déjà obtenue par plusieurs médias français, dont France Télévisions ou France Médias Monde, et citée comme modèle par le chef de l'État devant les lecteurs de La Voix du Nord en novembre. 

Pour Arnaud Mercier, Emmanuel Macron voit dans ce combat "une nécessité politique et personnelle face à la montée des contenus mensongers et manipulateurs". Mais il se heurte à une difficulté majeure : "Il est tellement grillé que sa parole ne porte plus", analyse le chercheur. "Toute prise de position est immédiatement interprétée comme une tentative de reprise en main." 

Le retour de boomerang ? 

D'après Alexis Lévrier, historien des médias interrogé par Libération, l'erreur d'Emmanuel Macron est de "vouloir incarner ce mouvement vers un journalisme de qualité". Le président devient "par essence", dit-il, "suspect de se mêler du fonctionnement des médias" et "renforce le complotisme qu'il prétend endiguer". 

Si la polémique prend une telle ampleur, c'est aussi parce qu'elle frappe là où le président est le plus vulnérable. Depuis des années, l'Élysée entretient une forme d'inertie envers les médias du groupe Bolloré. En 2023, lorsque le chef du groupe parlementaire macroniste a appelé ses députés à ne plus répondre au JDD après l'arrivée du nouveau directeur d'extrême droite Geoffroy Lejeune, la présidence refusait d'imposer une consigne similaire aux ministres. Nombre d'entre eux continuent ainsi à s'exprimer dans les colonnes du journal dominical ou sur les chaînes du groupe. 

Aujourd'hui, ce sont précisément ces médias - appuyés par LR et le RN - qui orchestrent la charge contre le chef de l'État. "Ils instrumentalisent la liberté d'expression dans une bataille culturelle inspirée du trumpisme et de l'alt-right, où toute régulation est dénoncée comme une atteinte aux libertés fondamentales", analyse Arnaud Mercier. Une stratégie gagnante, selon lui, quelle que soit l'issue : " S'ils finissent par obtenir un label, ils diront qu'ils sont légitimes. S'ils ne l'obtiennent pas, ils se poseront en martyrs et brandiront la censure", résume le chercheur.