Universitaire devenu commentateur politique, Kaïs Saïed est une énigme. Difficilement classable sur l'échiquier politique, cet homme austère de 61 ans à la diction mécanique prône un strict respect des lois et une révolution par le droit.
Le constitutionnaliste Kaïs Saïed est sorti vainqueur de la présidentielle tunisienne de dimanche 13 octobre, avec 72,71 % des suffrages, selon la Commission électorale. Cet universitaire à la personnalité austère et à la diction mécanique reste une énigme.
Juriste connu pour son conservatisme sociétal mais aux intentions encore floues, Kaïs Saïed est arrivé largement devant son adversaire Nabil Karoui, homme d'affaires poursuivi pour fraude fiscale. Il était déjà arrivé en tête du premier tour le 15 septembre, avec 18,4 % des voix, après une campagne low-cost constituée de multiples visites de terrain et de pages animées par ses partisans sur Facebook.
Après l'annonce des premiers sondages le donnant vainqueur, il a remercié "les jeunes qui ont ouvert une nouvelle page de l'histoire", devant ses partisans réunis dans un hôtel du centre de Tunis. "Nous allons essayer de construire une nouvelle Tunisie", a-t-il déclaré, stoïque, devant ses proches et la presse. "Je connais l'ampleur de la responsabilité", a-t-il encore affirmé.
Interrogé mi-septembre par France 24 au sujet de sa future politique extérieure, Kaïs Saïed avait affirmé que "la Tunisie restera toujours un pays méditerranéen ouvert sur le monde". "C’est son histoire et on ne changera pas la géographie. Nous continuerons à avoir des rapports avec les pays du nord, avec les pays du Maghreb et avec nos partenaires traditionnels, avec lesquels il faut renforcer la coopération et la compréhension mutuelle", avait-il ajouté.
Farouchement anti-israélien
Né le 22 février 1958 dans une famille originaire de Beni Khiar sur la côte est de la Tunisie, fils d'un fonctionnaire de la municipalité et d'une mère éduquée mais restée au foyer, il grandit à Radès, banlieue de la classe moyenne dans le sud de Tunis. Il fait toutes ses études dans l'enseignement public tunisien.
Farouchement anti-israélien, il a cependant souligné sa fierté que son père ait, à ses dires, protégé des nazis la jeune juive tunisoise Gisèle Halimi, devenue depuis célèbre avocate féministe.
Kaïs Saïed est diplômé d'un prestigieux établissement public, le Collège Sadiki, comme de nombreux présidents avant lui : le père de l'indépendance, Habib Bourguiba, le président Moncef Marzouki (2011-2014) et le premier président élu au suffrage universel en 2014, feu Béji Caïd Essebsi.
Diplômé à 28 ans à l'Académie internationale de droit constitutionnel de Tunis, il a été enseignant assistant à Sousse (centre-est), où il a brièvement dirigé un département de droit public. De 1999 jusqu'en 2018, il enseigne à la Faculté des sciences juridiques et politiques de Tunis.
Spécialiste du droit constitutionnel, il a pris sa retraite de l'université publique en 2018.
Surnommé "professeur" par ses partisans, "Robocop" par d'autres
Certains de ses partisans le nomment toujours respectueusement "professeur", même si l'homme n'a publié que peu d'ouvrages et n'a pas de doctorat. Père de deux filles et d'un garçon, il est marié à une juge, qui n'est apparue à ses côtés qu'aux derniers jours de la campagne.
Surnommé "Robocop" en raison de sa diction saccadée et de son visage impassible, il est décrit par plusieurs étudiants comme un enseignant dévoué, attentionné derrière son apparente rigidité. "Il pouvait passer des heures en dehors des cours à expliquer tel point ou à faire comprendre la note d'un examen", témoigne sur Twitter l'un d'eux.
C'était un "professeur sérieux, parfois théâtral, mais toujours disponible et à l'écoute", abonde Nessim Ben Gharbia, un journaliste tunisien ayant suivi ses cours entre septembre 2011 et juin 2012.
Il connaissait aussi les employés subalternes de son université par leur prénom, prenant des nouvelles d'un parent malade ou d'un enfant, se souvient un journaliste de l'AFP qui l'a interviewé en 2014.
Dans son noyau de supporteurs se trouvent de nombreux anciens étudiants. Mais aussi des idéalistes, rencontrés en 2011 au sit-in de Kasbah 1, mouvement de jeunes et de militants déterminés à réorienter la transition démocratique qui s'amorçait après le départ de Zine el-Abidine Ben Ali.
Le grand public connaît surtout Kaïs Saïed pour l'avoir entendu commenter savamment, sur les plateaux des principales chaînes de télévision, les premiers pas de la démocratie tunisienne, durant la rédaction de la Constitution adoptée en 2014.
Les débats ont fleuri ces dernières semaines pour mieux cerner les convictions de ce personnage austère, jusque-là mal connues, même des commentateurs politiques.
Accusé d'être intégriste ou gauchiste, il est décrit comme inflexible sur ses principes.
M. "Propre"
De nombreuses vidéos sont ressorties depuis sa qualification au second tour, montrant un homme d'une placidité à toute épreuve, portant depuis 2011 la même vision d'une décentralisation radicale du pouvoir.
Ce néophyte en politique a percé dans les sondages au printemps, porté par un ras-le-bol de la classe politique.
Considéré comme irréprochablement "propre", il habite un quartier de la classe moyenne, et son QG est installé dans un appartement décrépit du centre-ville, où l'on fume assis sur des chaises en plastique.
Ses positions conservatrices sur le plan sociétal, qu'il est loin d'être le seul à avoir dans la classe politique, lui ont valu des accusations d'intégrisme. Mais son discours politique n'est pas appuyé sur des références religieuses.
Son allure assurée et son éloquence savante l'ont placé en bonne posture lors du face-à-face télévisé avec son rival Nabil Karoui vendredi.
Son premier défi sera d'élargir le cercle restreint de ses collaborateurs, actuellement composé d'une poignée de partisans passionnés, mais sans expérience du pouvoir, revendiquant une organisation horizontale. Son frère Naoufel a été un pilier de sa campagne, mais Kaïs Saïed a assuré lors d'un débat télévisé vendredi qu'il n'embaucherait "jamais" un membre de sa famille.
Avec AFP et Reuters