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Le libra de Facebook "pourrait pallier une défaillance de l'État" dans les pays fragiles

Facebook a annoncé, mardi, qu’il proposerait à partir de 2020 le libra, une nouvelle cryptomonnaie. L’économiste Loïc Sauce décrypte, pour France 24, les enjeux de ce lancement.

La rumeur courait depuis des mois. Facebook s’est finalement jeté dans le grand bain des cryptomonnaies : le numéro un des réseaux sociaux a confirmé, mardi 18 juin, le lancement au premier trimestre 2020 de libra, une monnaie dématérialisée qui ressemble au bitcoin.

Facebook espère que les utilisateurs de son réseau y auront recours pour transférer des fonds et payer en ligne (sur WhatsApp ou Messenger) des achats effectués auprès de sites partenaires, tels qu’Uber ou Spotify.

Le géant de l’Internet veut séduire les internautes grâce à la promesse de transactions qui leur coûteront moins cher. Le libra, comme le bitcoin, offre, en effet, la possibilité de transférer directement des fonds à un tiers sans passer par les intermédiaires financiers classiques (comme les banques), qui prélèvent des frais pour chaque transaction.

Mais cette nouvelle cryptomonnaie n’est pas sans risques. Le ministre français de l'Économie, Bruno Lemaire, a d'ailleurs mis en garde contre la tentation de considérer le libra comme une "monnaie souveraine", dont la création doit rester une prérogative exclusive des États. Le libra pourrait même déstabiliser certains pays financièrement fragiles, comme l’explique à France 24 Loïc Sauce, économiste à l’Institut supérieur des sciences, techniques et économie commerciales (Istec), spécialiste des cryptomonnaies.

Pourquoi Facebook se lance-t-il dans le secteur financier avec une cryptomonnaie ?

Loïc Sauce : Officiellement, si on lit leur livre blanc, Facebook a pour ambition d’aider les laissés-pour-compte du système bancaire en leur offrant un accès à des services financiers de base qui ne requièrent pas d’avoir un compte en banque. Le libra leur permettra de transférer de l’argent ou payer en ligne directement depuis un portefeuille virtuel mis en place par Facebook.

Mais pour Facebook c’est aussi un moyen de consolider son réseau. Il y a, certes, beaucoup d’utilisateurs inscrits mais le nombre de comptes réellement actifs est moins important qu'auparavant. En ajoutant la possibilité d’acheter et transférer facilement de l’argent, le groupe californien peut espérer réveiller l’intérêt de certains d’entre eux. Et plus les internautes sont actifs sur Facebook, plus ils sont susceptibles d’être exposés à de la publicité, qui reste la source principale de revenus du réseau social.

D’ailleurs, cette nouvelle monnaie doit aussi permettre à Facebook de centraliser davantage d’informations sur les utilisateurs à des fins publicitaires. Le géant américain a établi une filiale en Suisse qui gèrera Calibra, le portefeuille virtuel à partir duquel les utilisateurs paieront avec la nouvelle monnaie. C’est grâce à ce nouvel outil [qui n’est d’ailleurs pas réservé aux utilisateurs de Facebook, NDLR] que le réseau social va collecter les données sur les achats effectués en libra.

Quel sera l’impact de libra sur les autres cryptomonnaies comme le bitcoin ?

Je ne pense pas qu’il faille voir le libra comme un concurrent direct au bitcoin. Il peut servir de porte d’entrée pour découvrir les autres cryptomonnaies. Actuellement, elles souffrent d’un déficit d’image évident car le grand public, lorsqu’il les connaît, considère qu’elles servent essentiellement à acheter de la drogue. Le fait qu’un acteur majeur, comme Facebook, s’y investisse peut changer cette perception et, peut-être, aussi amener certaines personnes à s’y intéresser de plus près.

C’est, aussi, potentiellement un accélérateur technologique pour tout le secteur. Facebook s’est associé avec des grands groupes financiers, ayant les moyens d’innover. Des progrès qui peuvent bénéficier à tous les acteurs du secteur.

Enfin, Facebook a annoncé qu’il discuterait avec les régulateurs financiers de plusieurs pays afin de travailler sur un cadre légal pour l’utilisation de sa cryptomonnaie. Une démarche qui pourrait apporter un peu de clarté réglementaire à un secteur qui en manque cruellement. Actuellement, il existe un grand flou à ce sujet. C'est ce qui représente le principal frein à l’adoption des cryptomonnaies par les entreprises d’après une étude de 2018 du cabinet de conseil PwC (PricewaterhouseCoopers) réalisée auprès de 600 entreprises dans 15 pays.

Le libra est, en revanche, difficilement compatible avec la philosophie à l’origine du développement des cryptomonnaies. Le bitcoin a été inventé pour créer un nouveau moyen de paiement décentralisé et anonyme, donc respectueux de la vie privée de ses utilisateurs. On se doute déjà que les données personnelles seront exploitées par Facebook.

Le système mis en place pour gérer cette monnaie ne sera pas non plus très ouvert, du moins dans un premier temps. Les entreprises qui auront le pouvoir de gérer le réseau libra (créer la monnaie, valider les transactions, NDLR) sont celles qui auront payé un droit d’entrée de 10 millions de dollars et auront été cooptées. Dans son livre blanc, Facebook annonce, cependant, qu’il veut ouvrir, à terme, le réseau à tous. On peut donc lui accorder le bénéfice du doute. Reste à savoir dans combien de temps il réalisera cette promesse. Si le libra devient la référence, on peut se demander ce qu’il adviendra de l’idéologie véhiculée par les autres cryptomonnaies.

Cette nouvelle monnaie peut-elle avoir un impact sur certains pays en voie de développement ?

Elle peut potentiellement créer des effets massifs de substitution dans des pays au système financier fragile ou mal géré. Dans des États comme le Venezuela ou le Zimbabwe, le recours au libra peut être une porte de sortie pour la population qui a perdu confiance dans la monnaie locale [d’autant que Facebook espère officiellement que sa monnaie dématérialisée pourra permettre de payer les factures ou les courses, NDLR]. Dans ce cas, le libra peut devenir un élément de stabilité financière en poussant les institutions financières à se discipliner ou alors il peut finir de rendre la devise locale inutile.

Mais l’introduction du libra ne risque-t-il pas alors de porter atteinte à la souveraineté de ces pays puisque l’un des piliers en est le contrôle sur la devise utilisée ?

Oui, et c’est tant mieux à mon sens. Il ne faut pas oublier que les premières victimes dans les pays au système monétaire délabré sont les plus pauvres. Les riches, eux, trouvent toujours le moyen de mettre leur argent à l’abri dans d’autres pays. Le libra peut donc permettre de palier une défaillance de l’État, même s’il est vrai que cela pose le problème d’une privatisation de l’une des prérogatives d’un gouvernement.