
Trois journalistes ont été entendus cette semaine en audition libre par la DGSI. En cause, une enquête du média Disclose sur l'usage d'armes françaises au Yémen, basée sur des documents "confidentiel défense". L'un d'eux témoigne auprès de France 24.
Les cofondateurs de Disclose, Geoffrey Livolsi et Mathias Destal, ainsi qu'un journaliste de la cellule investigation de Radio France, Benoît Collombat, ont été convoqués les 14 et 15 mai par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ils ont été entendus sous le régime de l'audition libre – un régime moins contraignant que celui de la garde à vue –, un mois après que le média Disclose a publié une enquête journalistique comportant des informations et documents "confidentiel défense". Mathias Destal fait le récit de son audition auprès de France 24.
France 24 : comment s'est déroulée votre audition mardi avec les enquêtrices de la DGSI ?
Mathias Destal : Nous étions convoqués à 9 h 30 au siège de la DGSI, à Levallois-Perret, avec Geoffroy Livolsi [l'autre cofondateur de Disclose, NDLR]. Nous avons été accueillis par les deux enquêtrices qui étaient chargées de nous auditionner séparément au 4e sous-sol dans leurs locaux. On m'a ensuite demandé de décliner mon identité, mes diplômes… Après, j'ai lu une note qui rappelait l'intérêt public majeur des informations sorties par Disclose [la révélation de documents classés confidentiels qui détaillent les armes françaises utilisées dans la guerre au Yémen, NDLR].
Quel type de questions vous a-t-on posé lors de votre audition libre ?
Il y a eu une série de questions sur le média Disclose, son fonctionnement, son financement, ses partenariats avec d'autres médias, ainsi que des questions relatives à la classification – c'est-à-dire si l'on sait ce qu'est le "secret défense" ou encore le "confidentiel défense". On m'a aussi posé des questions sur mes sources, pour chercher à savoir qui a fourni les documents à Disclose. C'était une sorte de jeu de dupes : l'enquêtrice était cordiale et assurait qu'il n'était pas question de connaître nos sources avec cette audition, et en même temps tout le dispositif légal est en place pour tenter de retrouver la ou les personnes qui nous ont parlé. Mon collègue Geoffrey a, quant à lui, aussi été interrogé sur des publications faites sur les réseaux sociaux. On n'a par contre eu aucune question sur le contenu de l'enquête de Disclose. On s'y attendait un peu car la convocation de la DGSI n'en faisait pas mention.
En quoi le cadre procédural utilisé pour cette enquête vous semble-t-il problématique ?
Il s'agissait de dire que le cadre procédural proposé n'est pas suffisant. D'abord, il n'y a pas de juge indépendant, donc pas d'accès possible à l'enquête en cours [une enquête préliminaire a été ouverte en décembre 2018 sous l'autorité de la section terrorisme du parquet de Paris, après un dépôt de plainte du ministère des Armées, NDLR]. Ensuite, la section terrorisme du parquet de Paris dispose de plus de pouvoirs d'investigation que toute autre section, ce qui est inquiétant notamment pour le secret des sources des journalistes. Répondre aux questions de la DGSI aurait pu nous exposer. Enfin, ne pas être convoqués comme journalistes, mais à titre personnel, affaiblit notre position pour notre enquête qui est bel et bien un travail journalistique.
Le Premier ministre, Édouard Philippe, a déclaré jeudi sur FranceInfo à propos de vos auditions : "Je ne crois pas que ça les intimide, et ensuite, ce n'est pas fait pour intimider". Qu'en pensez-vous ?
Je ne sais pas comment il a pu déduire cela. La procédure en cours est intimidante, on maintient que c'est une tentative d'intimidation, pour les journalistes et surtout pour les sources qui informent les journalistes sur ces questions.
En quoi la liberté d'informer doit-elle prévaloir sur la préservation de la confidentialité de documents du type "confidentiel défense" ?
Elle doit prévaloir au moment où on se rend compte que le pouvoir exécutif omet des vérités, voire ment à la représentation nationale. Sur notre cas précis [l'enquête de Disclose intitulée "Made in France", NDLR], cela prévaut évidemment : la mise sur la place publique de ces informations permet de nourrir un débat public équilibré, serein dans un pays qui est le 3e exportateur mondial d'armes et qui a l'Arabie saoudite pour 2e client en la matière.