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Pour son énième sélection en compétition, le réalisateur Ken Loach revient à Cannes avec "Sorry We Missed You", un drame sociale sur une famille modeste de Newcastle mis à l'épreuve de l'uberisation du travail. Juste mais sans surprise.

Toute vie vaut-elle d'être racontée ? C'est ce que nous nous demandons chaque fois que les studios hollywoodiens produisent un "biopic" (ou, pour parler français, une biographie filmée). Y aurait-il, par exemple, un quelconque intérêt à faire un film sur l'auteur de ces lignes ? "Le Fabuleux destin de Guillaume Guguen", ou l'histoire hors du commun d'un étudiant en lettres devenu journaliste. Le matin, il se rend au travail en métro. Le soir, il se prépare des coquillettes au thon. Et le week-end, grâce à son pass Navigo, il "dézone" pour une épique balade dans la vallée de Chevreuse (hilarante scène du pique-nique dans l'herbe mouillée). "La banalité érigée au rang de chef-d'œuvre", conclurait ainsi la critique de Télérama.

Heureusement pour l'industrie du cinéma, il y a plus vendeur : les rock stars. Il est vrai que les vedettes de la chanson anglo-saxonne constituent une matière première narrative idéale : enfance difficile, ascension, perdition, chute, come-back (pour les plus chanceux). On ne compte plus les films qui ont porté la vie de célèbres musiciens sur grand écran. On a eu Jim Morrison, Tina Turner, Johnny Cash, Ray Charles, Bob Dylan et, récemment, Freddie Mercury. Manquait plus qu'Elton John. Voilà qui est fait.

"Rocketman", le film qui lui est consacré (et dont il est le co-producteur), était présenté hors compétition, jeudi. Pour l'occasion, le chanteur britannique aux lunettes pailletées s'est livré à l'exercice de la montée des marches en compagnie de Taron Egerton qui l'incarne à l'écran. Le bruit a couru que sir Elton devait pousser la chansonnette sur le tapis rouge. Mais il aurait fallu installer un piano à queue en haut des marches, ce qui, logistiquement, n'aurait pas été simple. Certains l'auraient même bien vu reproduire la chorégraphie du délirant clip "I'm still standing" tourné en 1983 sur la Croisette. Faut pas rêver non plus, on n'est plus dans les 80's.

Pas grave, le spectacle était assuré dans la salle. À en croire les premiers retours, "Rocketman" est un festival de bruit et de fureur sur les excès scéniques, vestimentaires et cocaïnés de la star. Bref, une vie d'exubérance qui méritait bien un film.

"Les gens normaux n'ont rien d'extraordinaire"

Ricky et Abbie Turner mènent une existence plus sage. Ils sont issus d'un milieu modeste, vivent à Newcastle, dans le nord-est de l'Angleterre, où ils élèvent leurs deux enfants, Seb (en pleine crise d'ado) et Lisa Jane (qui fait encore pipi au lit). Le couple ambitionne de devenir propriétaires. A priori, rien que de plus banal. "Les gens normaux n'ont rien d'extraordinaire", pour reprendre le titre d'un film français. De fait, ce qui est extraordinaire chez les Turner, ce n'est pas tant leurs aspirations que les moyens qu'on leur offre pour y parvenir. Et c'est précisément cela que Ken Loach et son fidèle scénariste Paul Laverty ont voulu raconter. Avec le sens de l'engagement politique qu'on leur connaît (indice : ce n'est pas à droite).

Dans "Sorry We Missed You", le réalisateur britannique, 82 ans, s'attaque à un problème de notre époque néolibérale, celui de l'ubérisation du travail. Le film débute sur un entretien d'embauche. Ricky se porte candidat à un poste de chauffeur dans une société de livraisons de colis à domicile qui n'emploie pas de salariés mais des travailleurs indépendants. Malonney, le patron qui s'apprête à l'engager, lui explique tous les bienfaits d'un tel système : Ricky sera son propre patron, il gèrera son temps comme il le souhaite et – plus marxiste, tu meurs – il sera même propriétaire de sa camionnette, son outil de travail (à condition de pouvoir se l'acheter, évidemment). En gros, "tu ne travailles pas pour nous, tu travailles avec nous". Mon œil, Ricky travaillera surtout pour travailler, c'est-à-dire rembourser son camion, payer les retards de ses livraisons et rembourser de sa poche les colis perdus ou volés.

Abbie, elle, est garde-malade à domicile. Tâche qu'elle accomplit sous le régime du "contrat zéro heure". Petite leçon de macroéconomie : le "contrat zéro heure" est un contrat très en vogue au Royaume-Uni, où il n'est fait mention d'aucune durée minimum du temps de travail hebdomadaire (ça, c'est de la flexibilité). Si bien que, pour avoir des rentrées d'argent, Abbie doit pouvoir se rendre au chevet de ses "clients" à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Adieu, les huit heures de travail journalier.

Courir après la montre

Non content de porter atteinte aux droits du travail les plus basiques, la nouvelle économie pousse le cynisme à se présenter comme une innovation émancipatrice. Il s'agit du contraire. Comme le symbolise ce boîtier électronique (bip) qui consigne (bip) les moindres allers et venues de Ricky (bip) afin d'en évaluer les performances (c'est stressant, à la longue, tous ces bip-bip).

Par moments, "We Sorry Missed You" lorgne vers "Le Voleur de bicyclette", classique des classiques du néoréalisme italien. Il en a ce même caractère d'urgence (toujours courir après la montre) et ce même souci de décrire les ravages de l'asservissement au travail sur la cellule familiale. Les cadences de travail pernicieusement imposés à Ricky et Abbie ne laissent plus aucune place à la gestion des affaires familiales courantes (un ado en rupture scolaire, une gamine en proie aux terreurs nocturnes). Victimes impuissantes de la violence sociale, les enfants Turner semblent toutefois les plus sévères sur les dérives néolibérales. Dans le film, ils sont les seuls à vouloir à ce que "tout redevienne comme avant". Là réside peut-être l'espoir de Ken Loach : que la prochaine génération n'accepte pas les nouvelles règles du jeu.

Le réalisateur britannique en est à sa énième sélection en compétition. Il a déjà remporté deux Palmes d'or et concourt donc pour une troisième, qui, s'il venait à la remporter, ferait de lui le seul réalisateur de l'Histoire à avoir accompli le triplé. Son dernier sacre à Cannes date d'il y a peu. C'était en 2016 avec "Moi, Daniel Blake", drame social du même acabit qui dénonçait la politique d'harcèlement menée par les pouvoirs publics contre les chômeurs. Dans sa structure, "Sorry We Missed You" apparaît comme un clone de son prédécesseur (même structure, même sens de la dramaturgie). Comme si Ken Loach avait trouvé la recette ultime de son drame social. Il pourrait continuer ainsi pendant des années à égrener les injustices sur le même modèle. Reste que ce côté pré-fabriqué ne profite pas toujours à l'émotion. On a souvent l'impression que les films sont comme les colis de Ricky : bien emballés, livrés en temps et en heure et sans surprise à la réception.

Les fantômes de Dakar

Le colis avec lequel Mati Diop est venue se présenter en compétition est, lui, moins calibré. "Atlantique", c'est le titre de son film – son premier –, est un objet cinématographique qui intrigue plus qu'il n'impose. Le long métrage de la cinéaste franco-sénégalaise n'est pas tout à fait ce qu'il dit être : un film sur l'émigration africaine. Certes, le sujet est omniprésent (des ouvriers du bâtiment qui n'ont pas été payés depuis trois mois décident de prendre la mer pour rejoindre l'Espagne), mais il n'est pas le cœur du film.

Ce que raconte Mati Diop, ce sont davantage les conséquences du départ que les raisons. D'où ce cinéma de la sensation et non de la dénonciation. Que reste-t-il de ces côtes sénégalaises qui, chaque jour, voient de jeunes hommes aller défier la mer et la mort ? Des femmes pour qui on décide de tout. Et des fantômes venus hanter ceux qu'ils ont laissé derrière eux. C'est au gré du récit qu'"Atlantique" révèle ce qu'il était en réalité : le portrait impressionniste d'une jeunesse sacrifiée. Un récit d'apprentissage entre fable politique et rêveries fantastiques qui prend tout son sens à la faveur d'une belle scène d'amour où les morts et les vivants se rejoignent. Déroutant.