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Une bourgade américaine aux prises avec des zombies dans "The Dead Don't Die" et un petit village marocain en proie à l'ennui dans "Le Miracle de saint inconnu"... Le festival de Cannes remet le bled au centre du cinéma mondial.

À la page 734 du volume VII de l’encyclopédie des déclarations polémiques de Donald Trump se trouve le mot "shithole". Pour rappel, le président américain avait employé ce terme en janvier 2018 pour qualifier Haïti et certains pays africains. Plus que la finesse du propos, c’est le terme lui-même qui causa des débats au sein des rédactions non anglophones. Comment traduire de manière convenable une expression qui ne l’était pas ? "Trou paumé" ? Pas assez fort. "Trou à rats" ? Trop imagé. "Pays de merde" ? Peut mieux faire.

À l’époque, la chaîne d’infos LCI s’était amusée à répertorier les traductions les plus fantaisistes, la Palme revenant à l'agence taïwanaise CNA qui avait opté pour "pays où les oiseaux ne pondent pas d'œufs". Ex-æquo avec les médias serbes qui proposaient un tout aussi poétique "endroit où les loups copulent".

Les loups copulent-ils à Centerville ? On l’ignore mais ce qu’on peut dire, c’est qu’il s’agit bien d’un trou paumé. La bourgade, typiquement américaine, ne compte que 738 habitants, trois agents de police, un unique restaurant et une seule station-service faisant également office de librairie-presse. Bref, "un endroit vraiment sympa", comme l’affirme le grand panneau posté à l’entrée du village. Mais ça, c’était avant que les morts-vivants ne viennent y semer la terreur… Bienvenue dans "The Dead Don’t Die" de l’Américain Jim Jarmusch qui a eu l’insigne honneur d’ouvrir, mardi soir, la compétition du 72e festival de Cannes.

Avec le dos de la main morte

Nous sommes donc dans un film de zombies, œuvre apocalyptique par excellence qui ausculte métaphoriquement le monde tel qu’il est : pas au top de sa forme. À cet égard, le cinéaste new-yorkais n’y est pas allé avec le dos de la main morte. Pour figurer le dérèglement climatique actuel, il a imaginé que la Terre était sortie de son axe de rotation, anomalie astrophysique que les politiciens s’évertuent à nier malgré les évidences (les jours rallongent anormalement, les animaux disparaissent mystérieusement…). Pour épingler notre consumérisme, il met en scène des zombies obsédés par leurs addictions d’antan (le café, les bonbons, les fringues, le Xanax et le wi-fi). Pour fustiger notre immobilisme, il a convoqué un duo de flics incarnés par Bill Murray et Adam Driver, sorte de Laurel et Hardy sous codéïne. Pour dénoncer notre déconnexion à la nature, il a fait appel à la figure de l’ermite-homme-des-bois (joué par le musicien Tom Waits), vieux fou qui ne l’est pas tant que ça puisque c’est le seul qui jouit encore d’une certaine lucidité. La charge politique n’est pas subtile-subtile.

On comprend les arguments qui ont convaincu les programmateurs de faire de "The Dead Don’t Die" le film d’ouverture de la quinzaine : un beau casting, une veine grand public, un message écolo bon teint et, aux manettes, un réalisateur habitué de la Croisette (huit apparitions en compétition). On saisit moins l’intérêt de l’avoir mis en lice pour la Palme d’or. Car "The Dead Don’t Die" est une petite chose qui ne peut prétendre sérieusement à un quelconque prix. L’œuvre est bien trop paresseuse. Jim Jarmusch abuse de son humour qui n’y touche pas, cumule les clins d’œil cinéphiles faciles (à Star Wars - à cause d’Adam Driver - et à George Romero, père-fondateur des films de zombies) et se méfie tellement de la comédie pure et dure qu’il en oublie de divertir.

"Ça va mal finir"

Du côté des acteurs et des actrices, ça s’ennuie ferme. Bill Murray et Adam Driver sont venus sur le plateau, ont enfilé un uniforme de policier et balancé leurs quelques répliques avec l’enthousiasme de lycéens qu’on a obligé à faire du théâtre. Chloë Sevigny (ex-égérie du ciné indé américain) ne sait pas quoi faire de son personnage de pleureuse-peureuse, Selena Gomez (ancienne enfant-star de l’écurie Disney) est là mais elle aurait pu aussi ne pas l’être. Et Tilda Swinton tildaswintonne (du verbe "tildaswintonner", cf. tous ses films).

De fait, le film ne décolle jamais, ne sachant pas trop où aller. Nulle part, en fait, puisque plus rien ne compte de toute façon : la fin du monde est là. Sous ses dehors nonchalants, "The Dead Don’t Die" porte un regard désespéré sur l’avenir de l’humanité. Comme nous avons enclenché notre propre disparition à quoi bon faire semblant. Jim Jarmusch, lui, en tout cas, a décidé de ne plus faire illusion de cinéma et s’amuse à dynamiter son propre scénario à coups de "deus ex machina" bâclés. "Ça va mal finir", nous répète-t-il par la voix d’Adam Driver. On connaît tous la fin de notre histoire commune. Reste l’humour qui, dit-on, est la politesse du désespoir. C’est peut-être là que se situe le principal intérêt du film.

Buster Keaton dans le désert marocain

Autre bled, autre problème. Celui qui sert de décor à la comédie marocaine "Le Miracle du saint inconnu" (présentée dans le cadre de La semaine de la critique) n’est pas aux prises avec des morts-vivants mais avec un bandit malchanceux (chacun ses soucis).

Amine (Younes Bouab) est un voleur sans butin. Son erreur : avoir enterré le fruit de ses méfaits sous une tombe sans nom du désert marocain. Mauvaise idée car, à sa sortie de prison, le jeune homme découvrira qu’à la place du magot se dresse le mausolée d’un saint qui, dit-on, guérit les malades. Bien décidé à récupérer ses billets de banque, Amine va tenter le tout pour le tout, malgré la résistance (involontaire) des habitants du village voisin…

Chronique pince-sans-rire d’un territoire où tout n’est que "poussière et cailloux", le premier long métrage d’Alaa Eddine Aljem aborde les questions des croyances et de l’exode rural avec un minimalisme qui confine à la sécheresse (plans ultra cadrés, mouvements de caméra à l’économie, jeu des acteurs épuré). On retrouve ici les références revendiquées par le jeune cinéaste de 30 ans : Buster Keaton, Aki Kaurismäki, Elia Suleiman (qu’on retrouvera d’ailleurs en compétition)…

À l’instar des œuvres lui ayant servi de modèle, "Le Miracle du saint inconnu" fait la part belle à l’incongru, à l’inintentionnel, aux personnages inadaptés (un paysan qui attend la pluie depuis 10 ans, un veilleur de nuit préférant son chien à son fils, un coiffeur capable de greffer des crocs en or à un berger allemand, de vieilles malades imaginaires qui toussent "seulement les lundis et les jeudis soirs"…). L’absurdité des situations est digne des comédies burlesques. Sauf que le miracle n’opère pas toujours. La faute à un rythme très contenu (et un peu convenu) qui fait pencher la pantomime du côté de la timide fable plutôt que de la féroce satire.

La morale de l’histoire (car il y en a une) est, en tous cas, on ne peut plus sérieuse : les sociétés, même les plus petites, ont besoin de récits fondateurs pour ne pas se déliter.

De trou perdu, il en sera encore question dans le thriller "Bacurau", qui concourt pour la Palme. Nous serons au Brésil, cette fois-ci. Plus exactement, au cœur d’un modeste village du Nordeste que les cartes GPS ne veulent plus signaler… Le film nous est présenté comme un western des temps modernes. Derrière la caméra, on retrouvera une connaissance de Cannes : le Brésilien Kleber Mendonça Filho, auteur des superbes "Bruits de Recife" et "Aquarius". Il se murmure que "Bacurau" fait très largement écho au contexte politique actuellement à l’œuvre dans le pays de Jair Bolsonaro. Comment dit-on "shithole" en portugais ?