Pour la première fois, la Commission européenne tire la sonnette d’alarme au regard des pays européens qui monnaient leur citoyenneté ou le droit à résidence. Une pratique qui profite, notamment, au crime organisé, selon Bruxelles.
L’âge d’or européen des passeports et visas “dorés” touche-t-il à sa fin ? La Commission européenne a, en tout cas, décidé de frapper du poing sur la table. Elle a publié, mercredi 23 janvier, son premier rapport sur ces pratiques qui consistent, pour un État européen, à accorder la citoyenneté ou le droit de résidence à des ressortissants de pays tiers contre des pièces sonnantes et trébuchantes.
Ces dispositifs présentent “un risque pour la sécurité de l’UE, en permettant, notamment, à des membres non-européens du crime organisé de s’infiltrer sur le territoire européen”, avertissent les auteurs du rapport. Ces passeports ou visas à vendre seraient ainsi, aux yeux de la Commission européenne, autant de chevaux de Troie pour des mafieux russes, chinois ou autres.
Environ 100 000 bénéficiaires en dix ans
“Nous nous réjouissons que la Commission confirme l’existence de ces risques - à savoir le blanchiment d’argent, la corruption - que nous avions déjà identifiés”, assure à France 24 Maira Martini, co-auteure pour l’ONG Transparency International d’un rapport conjoint publié en octobre 2018 avec Global Witness sur ces visas “dorés”.
“Le risque est qu’un criminel recherché dans un pays échappe à la justice en obtenant un passeport européen, ce qui complique les procédures d'extradition. Ou alors qu’il utilise sa nouvelle nationalité pour blanchir de l’argent volé à son pays d’origine”, souligne Maira Martini. Une banque sera, en effet, beaucoup moins réticente à ouvrir un compte à un ressortissant européen qu’au détenteur d’un passeport d’un pays où le niveau de corruption est très élevé.
Ce n’est pas qu’un risque théorique. Après l’affaire Skripal, Londres a décidé de revoir l’attribution de 7 000 visas “dorés” à des Russes. En 2014, au Portugal, Miguel Macedo, alors ministre de l’Intérieur, avait dû démissionner après avoir été accusé d’avoir octroyé des “visas dorés” à des ressortissants brésiliens liés à des affaires de corruption.
D’après les calculs de Global Witness et Transparency International, environ 100 000 personnes fortunées, majoritairement russes ou chinoises, ont ainsi acheté un précieux sésame européen ces dix dernières années, même si des données précises n’existent pas. Un commerce lucratif, puisqu’il aurait rapporté environ 25 milliards d’euros en investissements directs aux pays concernés. Les candidats ont payé entre un peu moins de 10 000 euros à plus de cinq millions d’euros pour devenir citoyens européens ou avoir le droit de circuler librement dans l’espace Schengen en tant que résidents.
Trois pays - Chypre, Malte et la Bulgarie - vendent directement des passeports, tandis que dix-sept autres - dont la France et le Royaume-Uni - offrent la possibilité d’acheter des visas de résident, permettant de séjourner pour une période allant de 4 à 10 ans, a constaté la Commission européenne. Ensuite, il suffit de faire son marché, en fonction des sommes à payer, de la paperasserie à remplir, et d’autres conditions pour obtenir les papiers officiels.
À Chypre, il faut investir au minimum 2 millions d’euros dans le pays et y détenir un bien immobilier, tandis qu’à Malte, le candidat à la citoyenneté doit verser 650 000 euros dans un fonds d’investissement national, ainsi qu’une contribution d’au moins 150 000 euros à l’économie locale et l’achat d’une maison ou d’un appartement. D’autres pays, comme la France, la République tchèque ou les Pays-Bas, demandent en plus de contribuer à la création d’un certain nombre d’emplois pour espérer décrocher un visa de résident.
Procédure opaque
En théorie, les criminels ne peuvent pas bénéficier de cette possibilité. Mais les procédures de contrôle laissent parfois à désirer, déplore la Commission européenne. Ainsi Malte n’octroie la nationalité qu’à des personnes ayant un casier judiciaire vierge… sauf “circonstances spéciales”. “Des personnes proches du pouvoir ne vont, en outre, pas avoir de problème à obtenir un casier judiciaire vierge”, remarque Maira Martini. Cette dernière milite pour que les procédures de contrôle s’intéressent de plus près à l’origine de la fortune des riches qui viennent chercher refuge sous le soleil européen.
Ces grandes fortunes qui obtiennent une deuxième nationalité ou un visa de résident en Europe ne sont pas tous des criminels. Certains ont un intérêt tout à fait légitime à investir dans l’UE et à chercher à s’y installer pour y faire des affaires, souligne Maira Martini. “C’est pour cela qu’il faudrait en finir avec l’opacité qui nourrit la suspicion sur toutes les demandes”, estime Ava Lee, spécialiste des questions de corruption pour l’ONG Global Witness et co-auteure du rapport conjoint avec Transparency International, contactée par France 24.
C’est pour cela aussi que les deux ONG estiment que la Commission européenne n’est pas allée suffisamment loin dans son initiative contre ce commerce de visas et passeports. Elle a, certes, promis la mise en place, en 2019, d’un “groupe d’experts des États membres” chargé de fournir des données précises sur les demandes reçues et les pays d'origine des candidats. Mais “il faudrait des mesures plus concrètes”, assure Maira Martini. Bruxelles aurait pu “instaurer des standards européens pour les procédures de contrôle afin de mettre un terme à l’opacité”, affirme Ava Lee.
Le problème est que l’attribution de la citoyenneté et du droit de résidence relève de la compétence nationale. L’Europe hésite à s’aventurer sur ce terrain, craignant que cela renforce le discours europhobe des partis populistes, qui ont actuellement le vent en poupe. À quelques mois des élections européennes de mai 2019, ce n’est probablement pas un hasard si les auteurs du rapport de la Commission européenne insistent à plusieurs reprises sur l’importance qu’ils attachent à l’idée que la citoyenneté est une prérogative des États membres. Mais en l’absence de mesures concrètes et fortes, Ava Lee ne voit pas “ce qui inciterait Malte ou encore Chypre à changer leurs pratiques”.