C'est un point jugé secondaire de l'accord sino-américain à l'issue du dernier G20 : la Chine s'est engagée à mieux contrôler le production de fentanyl. Il pourrait pourtant s'avérer décisif pour lutter contre la crise des opiacés aux États-Unis.
“C’est un point très, très important de l’accord entre Donald Trump et Xi Jinping sur le commerce”. Steve Mnuchin, le secrétaire américain au Trésor, ne parle pas de l’augmentation des importations chinoises de voitures américaines ou de l’objectif de réduire les droits de douanes. Le Monsieur finances de l’administration Trump fait référence au fentanyl, un puissant analgésique qui joue un rôle central dans la crise des opiacés aux États-Unis et dont la Chine est l'un des principaux exportateurs.
Cette drogue de synthèse, aussi dangereuse que populaire, arrive en bonne place dans le communiqué américain, publié lundi 3 décembre, au lendemain de l'accord sur la trêve dans l'escalade du conflit commercial sino-américain. Elle y figure au même titre que le moratoire sur la hausse américaine des droits de douanes et un effort chinois pour acheter davantage de produits “made in USA”.
De l’OxyContin américain au fentanyl chinois
La partie chinoise s’est montrée beaucoup plus discrète au sujet de cet analgésique. Normal : Pékin “a toujours eu tendance à nier que cette substance pose un problème”, assurait un rapport sénatorial américain de février 2017 sur le “commerce mortel chinois de fentanyl”. La Chine n’a en outre aucune envie de faire de la publicité autour du rôle joué par le pays dans la crise des opiacés, qui a fait 72 287 morts par overdose sur le sol américain en 2017, d’après les chiffres de la Drug Enforcement Administration (DEA, l’Agence de contrôle des drogues).
Le lien entre la Chine et l’explosion de la consommation de drogues synthétiques aux États-Unis – abondamment documenté par les autorités américaines – reste peu connu par le grand public. La crise des opiacés est largement perçue comme le résultat d’une surconsommation d’antidouleurs aux effets aussi puissants que les drogues dures, et tout aussi addictifs. Dans les années 1990, c’est un médicament américain, l’OxyContin, qui va commencer à rendre l’Amérique accro aux antidouleurs.
Mais à partir de la moitié des années 2000, le fentanyl va lentement prendre le relais. La production de ce puissant analgésique n’est pas illégale aux États-Unis, car il se révèle très efficace pour lutter contre les douleurs intenses dont souffrent, notamment, les patients atteints d’un cancer en phase avancée. Le fentanyl est aussi “50 fois plus puissant que l’héroïne et 100 fois plus que la cocaïne”, note l’Institut américain de surveillance des drogues.
L’analgésique se transforme alors en drogue synthétique particulièrement dangereuse. La chasse à l'usage illicite de fentanyl est déclarée et les autorités américaines ferment plusieurs centres clandestins de production de pilules sur le sol américain et au Mexique. En 2006, Washington pense avoir maîtrisé le phénomène, a rappelé Bryce Pardo, spécialiste du narcotrafic pour le cabinet d’études américain RAND, lors d’une audition le 6 septembre 2018 devant le Congrès américain.
C’était sans compter avec la Chine. À partir du début des années 2010, les exportations chinoises de fentanyl, légales ou non, vers le continent américain vont exploser. Cette substance va rapidement devenir l’ennemi numéro 1 dans la lutte pour endiguer l’épidémie d’opiacés. En 2017, près de 40 % des cas d’overdoses étaient dus à des drogues synthétiques, dont la grande majorité était du fentanyl ou des dérivés. Ce puissant antidouleur se retrouve aussi de plus en plus souvent mélangé à d’autres drogues comme l’héroïne ou la cocaïne pour en augmenter les effets.
Même s’il n’y pas d’appellation d’origine contrôlée en matière de drogue, les saisies aux douanes suggèrent que près de 60 % du fentanyl revendu aux États-Unis provient de Chine. C’est, en outre, sans compter avec les livraisons passant par les cartels mexicains et qui représentent, d’après la DEA, un débouché important pour les revendeurs chinois.
Très rentable
L’explosion du commerce chinois s’explique par deux facteurs, selon le rapport sénatorial américain : le fait que le fentanyl est très peu utilisé comme stupéfiant en Chine et la montée en puissance du secteur pharmaceutique et chimique. Les autorités chinoises n’ont longtemps pas jugé utile de contrôler la production de cette substance, laissant des sociétés pharmaceutiques de plus en plus nombreuses profiter en toute légalité d’un filon très lucratif.
Il existe, aujourd’hui, 5 000 groupes pharmaceutiques en Chine et plus de 150 000 industries chimiques. Un cocktail qui a permis au pays de devenir le fournisseur numéro 1 de composants chimiques utilisés pour la fabrication de médicaments, mais qui peuvent aussi – comme dans le cas du fentanyl – servir à enrichir des trafiquants. Ce stupéfiant très puissant se révèle aussi très rentable car de très faibles quantités suffisent pour le rendre efficace.
C’est pourquoi certains experts jugent que l’accord commercial entre Donald Trump et Xi Jinping peut s’avérer décisif pour lutter contre la prolifération d’opiacés. S’il permet de tarir la filière chinoise, l’accord “pourrait avoir un impact considérable”, a ainsi estimé Rebecca Haffajee, spécialiste des politiques de santé à l’Université du Michigan, interrogée par le magazine Time. Encore faut-il, d’après elle, que les négociations sino-américaines du G20 soient suivies d’effets.
Donald Trump n’est pas le premier responsable américain à avoir fait pression pour que Pékin encadre mieux la production locale de fentanyl. Son prédécesseur, Barack Obama, avait obtenu en 2015 que la Chine inscrive cet antidouleur sur la liste des substances contrôlées. Les exportations vers les États-Unis de cet analgésique à d’autres fins que thérapeutiques sont donc déjà supposées ne pas être possibles.
Pourtant, l’accord de 2015 n’a pas freiné ce commerce. D’abord parce qu’il y a eu “une multiplication des agences chinoises chargées de contrôler le secteur pharmaceutique. Elles ne communiquent pas forcément entre elles et sont en concurrence, ce qui les rend peu efficaces”, a souligné Bryce Pardo, le spécialiste du cabinet d'études RAND. En outre, les fabricants ont simplement développé des dérivés du fentanyl qui, sous d’autres noms, avaient le même effet tout en ne figurant pas sur les listes des autorités. Pékin a dû ainsi mettre plusieurs fois à jour sa législation, mais reste à la traîne dans ce jeu du chat et de la souris.
Le risque est que l’accord du 2 décembre n’accouche que d’une nouvelle mouture de la liste des dérivés du fentanyl soumis à un contrôle. Pas sûr que cela change, au final, grand-chose au décompte macabre des victimes de la crise américaine des opiacés.