Plus de 6 000 Érythréens ont gagné l'Éthiopie voisine en septembre, soit quatre fois plus qu'avant le rapprochement entre les anciens frères ennemis. Près de 40 % des réfugiés qui quittent chaque jour la dictature érythréenne ont moins de 18 ans.
Il ne faut plus qu’un simple ticket de bus acheté en Érythrée pour rejoindre Addis-Abeba, en Éthiopie, sans craindre d’être arrêté à la frontière. Il y a encore quelques mois toutefois, ce déplacement était impossible pour les Érythréens voulant fuir le régime répressif d'Issayas Afewerki. Car les candidats à l’exil étaient systématiquement arrêtés à la frontière. Mais depuis la normalisation des relations entre ces deux pays de la Corne de l’Afrique, symbolisée par la réouverture de leurs frontières terrestres en septembre, les soldats érythréens se contentent maintenant d'enregistrer les noms des voyageurs au passage de la frontière.
Conséquence, le nombre de réfugiés érythréens a augmenté de façon spectaculaire passant de 53 par jour à 390, selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés (HCR). Selon l’institution onusienne, les autorités éthiopiennes ont enregistré plus de 6 700 arrivées depuis septembre. Alors que le pays, première puissance économique de la Corne de l’Afrique accueille déjà près de 170 000 réfugiés érythréens éparpillés dans plusieurs camps sur l’ensemble du territoire.
"On pourrait bien comparer ce nouveau phénomène à la chute du mur de Berlin, tente Marc Lavergne, spécialiste de l’Afrique centrale et directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS). On se souvient que les Allemands de l'Est ont passé le mur pour aller à l'Ouest. C’est un peu pareil. C’est assez logique qu’on assiste à cet afflux massif. En plus, l’Érythrée et l’Éthiopie ne sont pas des pays étrangers au sens où on l’entend habituellement. Ce sont des pays qui ont beaucoup d’affinités, où les familles sont souvent de part et d’autres”.
"Une chance de quitter le pays"
Ancienne province éthiopienne, l'Érythrée a déclaré son indépendance en 1993 après avoir chassé les troupes éthiopiennes de son territoire en 1991, au terme de trois décennies de guerre. Les deux pays se sont ensuite livré une guerre entre 1998 et 2000, qui a fait quelque 80 000 morts, notamment en raison d'un conflit frontalier.
Les relations sont restées particulièrement tendues depuis, en raison du refus de l'Éthiopie de céder à l'Érythrée Badme, le territoire frontalier disputé, malgré un jugement en faveur de cette dernière d'une commission indépendante internationale soutenue par l'ONU, en 2002.
La "guerre froide" entre l'Érythrée et l'Éthiopie semblait s'éterniser, jusqu'à la promesse surprise en juin du nouveau Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, de rendre le territoire disputé à l'Érythrée. Abiy Ahmed et Issayas Afewerki ont ensuite signé un accord de paix en juillet 2018, puis visité Zalambessa ensemble en septembre pour rouvrir le poste-frontière.
Cette réconciliation fait donc le bonheur de plusieurs milliers de potentiels réfugiés qui jusque-là étaient obligés de payer des réseaux de passeurs pour rejoindre l’Éthiopie ou tenter un voyage périlleux pour l’Europe en traversant le Sinaï ou la mer Méditerranée.
Nebyat Zerea peut rejoindre son époux émigré en Allemagne depuis trois ans. L’Éthiopie est la première étape de son voyage. "Il fallait que je saisisse cette chance de quitter le pays", a-t-elle déclaré à l'AFP, quelques jours à peine après être arrivée dans la ville de Zalambessa, du côté éthiopien de la frontière, avec ses trois filles, toutes âgées de moins de six ans.
Fuir le service militaire à durée indéterminée
Près de 40 % des réfugiés qui quittent chaque jour l’Érythrée sont agés de moins de 18 ans, selon le HCR. Pour Marc Lavergne, cela se justifie par la peur qu’a la jeunesse érythréenne de voir "cette fenêtre qui s’est ouverte se refermer". "Ils sont par ailleurs impatients, ajoute-t-il. Et il est compréhensible que les jeunes qui n’ont rien à perdre et tout à gagner, tentent leur chance pour leurs parents qui ne vont pas franchir la frontière".
Mais les jeunes fuient surtout le service militaire, qui est à durée indéterminée. Issayas Afewerki avait justifié sa décision en affirmant qu'une nouvelle guerre avec l'Éthiopie pourrait éclater. Selon Amnesty International, le service militaire, que les Nations unies comparent à de l’esclavage, "a déchiré de nombreuses familles et détruit le tissu social du pays".
"Il arrive souvent que plusieurs membres d’une famille soient appelés sous les drapeaux en même temps et envoyés dans différentes régions du pays. Des jeunes filles sont mariées précocement pour éviter la conscription et de nombreux enfants grandissent sans leurs deux parents", peut-on lire dans un communiqué publié en septembre par l’organisation de défense des droits de l'Homme.
Si pour l’heure, la paix entre les deux pays n’a pas mis fin à la conscription forcée des Érythréens, l'afflux de réfugiés vers l’Éthiopie pourrait être bénéfique pour la puissance régionale de plus de 95 millions d’habitants, selon Marc Lavergne. "L'économie éthiopienne est en plein boom. Et les jeunes qui viennent sont qualifiés. Ils ont fait des études secondaires ou supérieures. Ils parlent pour la plupart le tigréen ou l'amharique. C’est tout ce dont l’Éthiopie a besoin pour se développer. Et c’est ce que Abiy Ahmed a compris", explique le chercheur. Selon un rapport de la Banque Mondiale, le pays a eu la croissance écnomique la plus élevée au monde en 2017 (8,3 %).
L’ouverture des frontières entre les deux ex-frères ennemis de la Corne de l’Afrique pourrait porter un coup au business très rentable du trafic d’êtres humains dans la région. "Il y a beaucoup de jeunes Érythréens qui ont été racketés et torturés dans le Sinaï. L'ouverture va tarir les flux vers l'Europe ou vers Israël", affirme Marc Lavergne, le spécialiste de la région. "Mais l’attractivité de l’Europe va se réduire si l’Éthiopie répond aux promesses qu’elle représente aujourd’hui", prévient le chercheur.