L’Italie accuse la France d'être responsable du chaos libyen, alors que des affrontements ont ensanglanté la capitale Tripoli. Le doute plane plus que jamais sur la tenue d’élections en décembre, voulues par Paris.
"L'Italie doit rester acteur du processus de stabilisation en Méditerranée. Je suis personnellement disponible pour courir quelques risques et y retourner bientôt", a déclaré mardi 4 septembre le ministre italien de l'Intérieur, Matteo Salvini, sur Twitter. "Y retourner bientôt" désigne un voyage à Tripoli, la capitale libyenne, en proie depuis une semaine à des combats meurtriers. La mission onusienne à Tripoli a annoncé mardi soir la fin des hostilités et un accord arraché aux factions armées.
L'Italia deve essere la protagonista del processo di stabilizzazione del Mediterraneo. Le incursioni di altri che hanno interessi economici non devono prevalere sul bene comune che è la pace. Anche io sono disponibile a correre qualche rischio e a tornare presto in #Libia. pic.twitter.com/7nsY4mmx3x
Matteo Salvini (@matteosalvinimi) 4 septembre 2018De son côté, le leader d’extrême droite poursuit son analyse géopolitique sur une vidéo qu’il a également publiée sur son compte personnel : "Évidemment il y a quelqu'un derrière (les combats actuels). Cela n'arrive pas par hasard. Ma crainte, c'est que quelqu'un, pour des motifs économiques nationaux, mette en péril la stabilité de toute l'Afrique du Nord et par conséquent de l'Europe."
La charge de critiques concerne surtout la France et sa politique belligérante en Libye. La pique dirigée contre l’ancien président français Nicolas Sarkozy est à peine camouflée : "Je pense à quelqu'un qui est allé faire la guerre alors qu'il ne devait pas la faire. À quelqu'un qui fixe des dates pour les élections sans prévenir les alliés, l'ONU et les Libyens", ajoute Matteo Salvini sur la vidéo.
Et quand les journalistes demandent au ministre, qui refuse l'arrivée de migrants dans les ports italiens, si la Libye est un endroit suffisamment sûr pour y raccompagner les personnes secourues en mer, il réplique seulement : "Demandez-le à Paris."
La "responsabilité" française
Lundi, la ministre italienne de la Défense, Elisabetta Trenta, avait elle aussi évoqué "une responsabilité" de la France en raison de son rôle dans l'intervention militaire internationale contre le régime du colonel Kadhafi en 2011. "Il est indéniable qu'aujourd'hui ce pays se retrouve dans cette situation parce que quelqu'un, en 2011, a privilégié ses intérêts", a écrit sur Facebook la ministre membre du mouvement Cinq Étoiles, alors que Rome a régulièrement fustigé Paris ces dernières années pour le chaos libyen et la grande vague migratoire qu'il a favorisée.
Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye à l’université Paris VIII, estime dans un entretien téléphonique avec France 24 que les déclarations de Salvini sont "propres à un gouvernement populiste de droite qui fonctionne comme Trump ou d'autres démagogues", et n’ont que peu à voir avec "la déterioration tragique qui est en train de se produire à Tripoli". Certes, "la diplomatie française est décevante, un peu maladroite, arrogante, pressée, mais on ne peut pas dire qu'elle est directement responsable des événements tragiques de Tripoli", explique-t-il, ajoutant que "le couple franco-italien est triste à regarder, néfaste, et un mauvais exemple pour la région".
Quelque sept années après la chute de la dictature libyenne et la mort de Mouammar Kadhafi, la Libye souffre d’un cadre étatique en ruine et de divisions entre administrations rivales. L’est du pays mais aussi la capitale Tripoli sont régulièrement les théâtres d’affrontements entre groupes armés.
En 2011, l’Italie s’était opposée à l’intervention de l’Otan. Depuis, Rome rate rarement une occasion de rappeler le rôle de Nicolas Sarkozy dans l’opération militaire, y voyant la cause du chaos actuel qui règne dans le pays et la racine de l’exode des migrants qui déferlent sur ses côtes. Selon le président de la Chambre des députés, Roberto Fico, la situation en Libye est un "problème sérieux que la France nous a laissé".
Rivalités post-coloniales
Les complaintes anti-françaises reflètent à la fois le franc-parler d’un gouvernement populiste – que l’on a pu mesurer lors de ses prises de bec avec l’administration Macron au sujet des migrants – mais aussi un ressentiment largement répandu en Italie contre la politique française en Libye, un pays que Rome voit traditionnellement comme la porte d’entrée de son influence dans le pourtour méditerranéen.
Encore récemment, en 2008, l’Italie et la Libye avaient signé un traité historique, mettant fin aux querelles post-coloniales. Rome avait accepté de verser une compensation couvrant la brutalité de l’occupation italienne, tandis que Tripoli obtenait des privilèges commerciaux pour son industrie pétrolière. Mais depuis l’intervention militaire en Libye menée par la France en 2011, l’administration italienne craint de voir les intérêts français – et surtout ceux de l’entreprise Total – supplanter ceux des Italiens.
Le gouvernement italien était furieux en juillet dernier, lorsque Paris a pris les devants et organisé des pourparlers de paix entre les différentes factions libyennes, et immortalisé des poignées de main avec Emmanuel Macron.
"Macron cherche à s’impliquer davantage encore en Libye. Très bien, mais il nous a écarté au passage. Nous n’avons pas été consultés", se plaint auprès de Reuters un diplomate italien, qui a requis l’anonymat. "Il y a beaucoup d’aigreurs sur le sujet", ajoute-t-il. Ce à quoi répond un responsable de la diplomatie française : "Nous ne pouvons rien dire aux Italiens, parce qu’ils pensent que c’est leur chasse gardée."
Le clash des egos coloniaux se développe sur fond de désaccords entre Rome et Paris sur la politique à mener en Libye pour stabiliser le pays. Des observateurs s’inquiètent d’ailleurs de ce que cette compétition franco-italienne ne fasse qu’empirer le chaos libyen.
"Si l'Italie, avec son expertise de la Libye, travaillait main dans la main avec la France, on pourrait voir de vrais progrès sur le terrain, estime l’universitaire Jalel Harchaoui, joint par France 24. Au lieu de ça, nous avons deux agendas complètement opposés, qui se contredisent, qui se sabotent." Pourtant, Jalel Harchaoui relativise l’importance des influences italiennes et françaises en Libye, et rappelle que d’autres États "sont actifs dans le pays", et "font des dégâts aussi".
Faire plaisir au président
Les diplomates français désapprouvent le soutien italien aux puissantes milices dans la ville de Misrata. De leur côté, les Italiens tiennent une dent contre la France qui a traité sur un pied d’égalité le général Khalifa Haftar, dont les forces contrôlent la côte nord-est, et le Premier ministre Fayez al-Sarraj, soutenu par l’ONU.
Lors d’un autre sommet à Paris en mai, Haftar et Sarraj se sont mis d’accord pour des élections nationales en décembre prochain – un horizon qui promet davantage de chaos qu’une résolution des conflits, selon plusieurs analystes et le gouvernement italien. Pour l’universitaire Jalel Harchaoui, "en réalité, il n'y a pas de stratégie française. Paris ne fait que répéter les mêmes phrases vides de sens et déconnectées de la réalité", et nourrit un "espoir aveugle dans les élections".
La ministre de la Défense Trenta avait insisté sur la non-urgence d’une élection, lors de sa visite en juillet, et avait plaidé pour que Tripoli "résiste aux interférences étrangères". "Nous ne croyons pas qu’une accélération du processus électoral puisse apporter une quelconque stabilité" dans ce pays qui a surtout "besoin de réconciliation, de sécurité et d’un travail politique", avait-il alors déclaré.
Même son de cloche du ministre des Affaires étrangères, Moavero Milanesi, un représentant de l’ancienne classe politique italienne : "Le peuple libyen et leurs institutions devraient être les seuls à décider si un scrutin électoral doit avoir lieu." Tandis que son homologue français Jean-Yves Le Drian se rendait dans différentes villes libyennes pour convaincre de la nécessité des élections de décembre, quelques voix se sont élevées en France pour s’inquiéter de la tenue prématurée du scrutin.
Quant à Cédric Perrin, sénateur de l'opposition et co-auteur d'un rapport récent sur la Libye, il considère comme d'autres spécialistes qu'il est précipité d'annoncer un agenda pour les élections avant la fin de l'année. Aujourd'hui, les élections "c'est plus pour faire plaisir au président" français "que pour régler le problème libyen", a-t-il récemment déclaré, en soulignant que "vouloir tout, tout de suite, c'est la certitude d'échouer", a rapporté la radio RFI.
Le recours à l'ONU
L’Italie exclut à ce jour une intervention des forces spéciales italiennes à Tripoli, même si Rome compte actuellement plus de 300 militaires en Libye, chargés de protéger un hôpital de Misrata et l'ambassade à Tripoli ainsi que d'apporter un soutien logistique aux garde-côtes libyens.
Rome préfère se tourner vers les Nations unies, qui ont obtenu un cessez-le-feu signé par les factions rivales. Dans un communiqué lundi soir, le ministre des Affaires étrangères, Enzo Moavero Milanesi, avait condamné les violences et réaffirmé "le plein soutien italien aux institutions libyennes légitimes et au Plan d'action des Nations unies". Le chef de la diplomatie italienne a eu lundi soir "une longue conversation téléphonique" avec l'émissaire de l'ONU Ghassan Salamé et prévoit une série de contacts dans les prochains jours, avant la conférence internationale sur la Libye prévue cet automne en Italie.