En qualifiant l'Allemagne de "prisonnière des États-Unis", le président américain Donald Trump s'en prenait au gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l'Allemagne. Un projet qui embarrasse l'Europe et pourrait faire les affaires de Moscou.
Il y a la forme et le fond. Le président américain Donald Trump n'a, sur la forme, pas pris de précaution oratoire lorsqu’il a asséné, au premier jour du sommet de l’Otan mercredi 11 juillet, que "l'Allemagne était prisonnière de la Russie". Une attaque apparemment grossière contre l’indépendance allemande, que la chancelière Angela Merkel n’a pas eu de mal à contrer. Elle a rappelé qu’elle a, elle-même, "vécu dans une partie de l'Allemagne occupée par l’Union soviétique [l'ex-RDA, NDLR]" et qu'elle était "heureuse" d'habiter dans un pays dorénavant "uni qui peut mener ses propres politiques".
En se plaçant ainsi sur le terrain historique, Angela Merkel a surtout réussi à éviter de répondre sur le fond. Car l’attaque de Donald Trump vise en réalité un projet spécifique très controversé, qui met même les alliés européens de Berlin mal à l’aise : le gazoduc Nord Stream 2.
What good is NATO if Germany is paying Russia billions of dollars for gas and energy? Why are there only 5 out of 29 countries that have met their commitment? The U.S. is paying for Europe’s protection, then loses billions on Trade. Must pay 2% of GDP IMMEDIATELY, not by 2025.
Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 11 juillet 2018Un projet économiquement inutile ?
Ce nouveau gazoduc, qui doit permettre à davantage de gaz russe d’arriver en Europe par l’Allemagne à horizon 2019-2020, est une obsession du président américain. Il l’a déjà critiqué en mai 2018 et a menacé, un mois plus tard, de sanctionner les entreprises qui collaboreraient avec les Russes sur ce projet. Elles seraient soumises au même traitement que celles qui font des affaires avec l’Iran.
Les partisans de Nord Stream 2 assurent que le président américain agit par pur intérêt commercial. Il voudrait ralentir un projet qui peut concurrencer ses ambitions d’écouler en Europe le gaz de schiste qui coule à flots aux États-Unis.
Mais les critiques contre ce pipeline précèdent l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, et ses détracteurs les plus virulents sont en Europe même. Le projet Nord Stream 2 a fait avaler de travers les alliés de l'Allemagne dès son origine en 2015. Officiellement ce gazoduc, qui doit coûter 9,5 milliards d’euros à construire, doit servir à pallier la baisse annoncée de la production intra-européenne de gaz. Les gisements de deux pays clés – Pays-Bas et Royaume-Uni – sont appelés à se tarir dans les années à venir. Le nouveau gazoduc fera doubler la capacité de la Russie de fournir du gaz à l’Europe. Qui plus est, comme il sera accolé au gazoduc Nord Stream 1, il pourra bénéficier d’infrastructures déjà existantes ce qui devrait faire baisser les prix.
Cet argumentaire économique, qui sert de gilet pare-balles contre les critiques à Angela Merkel depuis trois ans, ne convainc pas jusqu’aux plus hautes sphères de l’Union européenne. Le Centre européen de politique stratégique, un cercle de réflexion qui dépend de la Commission européenne, concluait à l’inutilité économique de ce projet dans une étude de 2017. L’Europe a, pour l’instant, un important matelas de sécurité énergétique : elle peut importer jusqu’à 700 milliards de mètres cube de gaz (via les divers pipelines existants et par bateau), alors qu’elle n’en a consommé que 300 milliards en 2015. En outre, l’importance grandissante des énergies renouvelables et la meilleure isolation des habitations pourraient faire baisser, à l’avenir, les besoins en énergie.
Un gazoduc politiquement utile ?
Selon ses détracteurs, sans justification économique, le projet Nord Stream 2 n’est plus qu’une source de problèmes géopolitiques. Treize États européens, essentiellement des anciens pays du bloc soviétique, ont officiellement protesté en juin 2017 contre la construction de ce gazoduc auprès de la Commission européenne. Ils estiment que ce projet n’est rien d’autre qu’une arme politique entre les mains du président russe Vladimir Poutine pour fragiliser un peu plus l’Ukraine. Ce pipeline permettrait à Moscou de rediriger une partie du gaz qui passe actuellement par l’Ukraine vers la mer Baltique, privant Kiev d’une partie des droits de transit, qui lui rapportent actuellement environ 2 milliards de dollars par an.
Ce gazoduc est aussi un coup de poignard dans le dos des sanctions européennes contre la Russie, suite à l'annexion de la Crimée en 2014. Cette collaboration germano-russe ne heurte pas seulement l’Ukraine, elle fait aussi les affaires financière du Kremlin. Nord Stream 2 permettrait, d’une part, à Moscou de consolider sa place de premier fournisseur de gaz à l’Europe (41 % du gaz importé en Europe provient déjà de la Russie). D’autre part, Gazprom verrait l’un de ses rêves se réaliser : disposer des routes alternatives à celles qui passent par l’Europe centrale. À l’heure actuelle, une grande partie du gaz vendu en Europe par Gazprom passe par deux autres gazoducs (Yamal Europe et Ourengoï) qui traversent non seulement l’Ukraine, mais aussi la Pologne et la Biélorussie, ce qui multiplie les droits de transit à payer. L'avantage du Nord Stream 2 est qu'il traverse la mer. C'est aussi l'une des raisons pour lesquels le géant russe construit également un gazoduc qui aboutit en Turquie en passant par la mer Noire.
Il y a aussi le montage financier de ce projet qui interroge. Gazprom détient 100 % des parts de Nord Stream AG, le groupe qui doit exploiter le gazoduc, mais la moitié des coûts de construction sont assumés par cinq entreprises européennes, dont le Français Engie. Ils contribuent chacun à hauteur de 950 millions d’euros à ce pipeline, tout en sachant qu’ils ne toucheront pas un centime de son exploitation. Une répartition des rôles qui doit réjouir un homme en particulier : l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder [au pouvoir de 1997 à 2005], qui est le responsable du projet Nord Stream 2 au sein de Gazprom .
Berlin semble donc jouer contre son camp (l'Europe) en soutenant ce projet de gazoduc. Pour Donald Trump, c'est la preuve que "l'Allemagne est prisonnière de la Russie". Et c'est aussi l'un des motifs de mécontentement affichés du président américain à l'égard de l'Otan, dont la mission initiale était de protéger l'Europe contre l'influence soviétique. "À quoi sert l'Otan si l'Allemagne paie des milliards à la Russie pour du gaz", s'est-il pleint sur Twitter.
Le Nord Stream 2 ne va pas arranger la situation : 38 % du gaz importé par l’Allemagne provient déjà de la Russie et l’ouverture d’un nouveau robinet à gaz russe devrait augmenter cette dépendance, même si une partie de cette manne est ensuite redirigée vers d'autres pays.
Mais si le président américain souligne un vrai problème, il en fait un résumé caricatural. En 2015, Berlin a considéré que le projet Nord Stream 2 constituerait une opportunité diplomatique à une époque où les relations entre la Russie et l’Union européenne étaient au plus mal, rappelle le quotidien économique allemand Handelsblatt. Ce gazoduc serait la preuve que l’Europe ne pratique pas uniquement la diplomatie du bâton. Sauf que Moscou a sauté sur cette carotte sans pour autant desserrer l'étau sur l’Ukraine. Bien au contraire.