
La profusion des séries, à la télévision comme sur les plateformes de VOD, a instauré une forme de pression sociale incitant à la course à la consommation. Toutefois, pour certains, le binge watching est tout sauf un comportement de sériephile.
On a tous déjà vécu cette scène lors d’un café entre collègues ou un apéro entre amis. L’un d’entre eux a le malheur de parler de la série qu’il a regardé la veille au soir sur Netflix, et voilà que tout le monde se lance dans une énumération. "Moi je viens de terminer 'Peaky Blinders' et 'La Casa de Papel'", "Attends mais t’as pas encore fini la saison 2 de '13 Reasons Why ?'", "En ce moment, je suis plus séries-docu genre 'Making a murderer' ou 'Les génies du mal'".
Il faut dire qu’entre l’arrivée des sites de téléchargement, des bouquets de chaînes spécialisées comme OCS, et des plateformes de SVOD que sont Netflix ou Amazon Prime Video, l’offre de séries n’a jamais été aussi massive et accessible qu’aujourd’hui. Et cela a déclenché en nous un étrange syndrome de consommation compulsive.
Benoît Lagane, journaliste culturel à France Inter et critique séries, se souvient avoir déjà vécu cela dans une moindre mesure au moment du lancement de la télévision par câble à la fin des années 1980. Interrogé par Mashable FR, il raconte : "Le jour où j’ai eu le câble quand je suis arrivé à Paris et que j’ai découvert que je pouvais avoir accès à toutes les séries dont j’entendais parler, j’ai regardé TOUT ce qu’il y avait." Et si à l’époque les codes (hebdomadaires ou quotidiens, et avec des coupures pub) de la diffusion télé rythmaient la consommation de séries, elle n’a plus aucune limite avec l’avènement du binge watching, ou visionnage boulimique en bon français, qui consiste à enchaîner des épisodes pendant des heures.
"Binger watcher c'est comme aller dans un trois étoiles et bouffer toute la carte en un soir"
Or pour ce spécialiste des séries, qui leur a même consacré un spectacle intitulé "Le conteur cathodique", notamment joué au Lavoir Moderne Parisien, "regarder des séries en binge watching, c’est comme décider d’aller dans un restaurant trois étoiles et de se bouffer toute la carte en un soir. À part si elles sont pensées et construites pour ça, à l’image de 'Stranger Things' par exemple". Il poursuit : "Binge watcher, c’est passer à côté de 60 % de ce que la série raconte. Il faut se dire qu’il y autant de richesse dans un seul épisode de série, que dans un livre ou dans un film."
Tant pis pour les spoilers
Un vrai sériephile devrait prendre le temps de respirer entre chaque épisode s’il veut apprécier une série dans toute sa profondeur, et prendre conscience de ses résonnances. "On oublie trop souvent que le temps de latence entre chaque épisode est aussi important que l’épisode que l’on a vu", explique Benoît Lagane. Et si Netflix a tout intérêt à remplacer le générique de fin par un compte à rebours pour qu’on enchaîne les épisodes, la plateforme casse ainsi l’effet réflexif d’une œuvre d’art. Lorsqu’on sort d’une salle de cinéma ou d’une exposition, on aime bien prendre le temps d’y repenser et d’en parler avec nos amis, non ? Eh bien il faudrait faire de même avec les épisodes de série.
Et tant pis pour les spoilers si on n’avance pas assez vite. "Connaître le cliffhanger ne nous empêchera pas de passer un bon moment", soutient Benoît Lagane, "au contraire ça nous obligera peut-être même à se concentrer sur d’autres choses. Une série, ce n’est pas juste une montagne russe, c’est bien plus que ça."
Nous voilà débarrassés du diktat du binge watching et de la menace des spoilers. Mais quid de la profusion de séries "qu’il-faut-absolument-que-tu-vois" ?
Préférer les histoires aux titres
Vous vous souvenez quand je vous ai raconté que j’avais vu mon premier "Star Wars" à 28 ans ? Eh bien aujourd’hui, j’ai une autre confession à vous faire : je n’ai jamais regardé "Game of Thrones". C’est simple, dès que j’ai entendu parler de dragons, de royaumes imaginaires et de géants, j’ai bien compris que ça ne me plairait pas. L’explication est la même que pour mon contournement volontaire de "Star Wars" : je n’ai jamais aimé la science-fiction et les univers fantastiques, alors je n’ai même pas cherché à me forcer.
Mais s’il est accepté dans le domaine de la littérature de dire que "je ne lis que des polars d’auteurs nordiques" ou dans celui du cinéma d’affirmer "je déteste les films de super-héros", il semble bien plus difficile d’assumer ses goûts en matière de séries. Interrogé par le site Slate.fr en mai 2016 autour de la folie "Game of Thrones", Clément Combes, auteur d’une thèse sur les amateurs de séries télévisées, racontait "qu'une partie des personnes interrogées pour sa thèse affirmait même céder et regarder des séries 'avant tout pour pouvoir prendre part aux échanges' et aux conversations".
Un comble lorsqu’on pense qu’il y a sans doute "autant de séries que de téléspectateurs aujourd’hui". "Aux États-Unis, où il y a une vraie culture de la série, les spectateurs savent depuis toujours faire la part des choses dans ce qu’ils aiment. Le problème, c’est qu’en France, on n’arrive pas à faire pareil", analyse Benoît Lagane pour Mashable FR. "Mais tout un chacun n’est pas obligé d’aller se farcir des tas de séries de science-fiction si la SF lui sort par les yeux. C’est une chance d’avoir le choix de suivre des œuvres des univers qu’on aime !"
"En quoi devrait-on être obligé à quoi que ce soit en matière de culture ?"
Mélissa Thériault, professeure d’université et auteure d’un article sur la dimension philosophique des séries télévisées partageait cet avis à Slate.fr : "En quoi devrait-on être obligé à quoi que ce soit en matière de culture ? Et de quel droit notre entourage se permet-il de juger de ce que l’on inclut ou non à notre agenda ? S’il vous exclut parce que vous n’aimez pas la série ['Game of Thrones'], alors fuyez, c'est qu'ils ne sont pas vos amis !"
Avec un peu de chance, le temps devrait permettre de gommer ce syndrome qui nous pousse à collectionner les titres de séries visionnées en gage de "coolitude". Pour n’en retenir que les histoires fortes qui font écho en nous. "En fait, quand on parle de séries entre nous, il faudrait qu’on raconte l’histoire ou le sentiment que ça nous procure, mais qu’on s’en foute de citer le titre", conclut Benoît Lagane. "Quand j’ai raconté le final de 'The Leftovers' à mon père, ce n’était pas pour qu’il regarde la série, mais pour lui expliquer qu’après le décès de ma mère, il pouvait se reconstruire et avoir une nouvelle vie avec quelqu’un d’autre. C’est ça qu’il faudrait qu’on arrive tous à faire."
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