![Jérusalem déchirée entre joie des Israéliens et sentiment d'abandon des Palestiniens Jérusalem déchirée entre joie des Israéliens et sentiment d'abandon des Palestiniens](/data/posts/2022/07/23/1658570309_Jerusalem-dechiree-entre-joie-des-Israeliens-et-sentiment-d-abandon-des-Palestiniens.jpg)
envoyée spéciale à Jérusalem – L’ambassade américaine est transférée à Jérusalem, lundi 14 mai. Pour les uns, c’est la reconnaissance du lien historique qui lie les juifs à la ville sainte. Pour les autres, un nouveau signe d’abandon. Reportage dans une ville scindée en deux.
Jérusalem-Ouest. L’ambiance est à la fête. L’ambassade américaine est inaugurée, lundi 14 mai, dans la ville trois fois sainte. Cadeau de Donald Trump à l’occasion du 70e anniversaire d’Israël, ce déménagement symbolise pour les Israéliens la reconnaissance historique de Jérusalem comme capitale.
"Jérusalem a toujours été la capitale et la ville la plus sainte du judaïsme. C’est là qu’Abraham était prêt à sacrifier son fils pour Dieu, c’est là que le temple a été construit. C’est là que nous sommes en connexion directe avec Dieu", expliquent avec la même foi Ora et Gadein Israel. Originaire de Ramat Gan, en banlieue de Tel Aviv, le couple était à Jérusalem le 13 mai pour célébrer cette ville qu’il porte dans son cœur.
Comme eux, ils étaient plusieurs milliers d’Israéliens à affluer de tout le pays pour le "Jerusalem day", célébration annuelle de la conquête de Jérusalem lors de la Guerre des Six-Jours, en 1967. Cette année-là, "les juifs sont revenus à Jérusalem, ils ont unifié la ville, alors c’est un jour très important. C’est une journée vivante qui prouve ce que nous avons accompli", se réjouit Joseph Ackerman.
Ce père de famille de 29 ans est venu avec sa femme, Moriah, et leurs trois enfants de la colonie de Psagot, à proximité de Ramallah, en Cisjordanie. Un lieu qu’ils ont choisi pour "son air frais", le jardin qu’ils ne pourraient s’offrir à Jérusalem et parce que c’est "leur pays". Mais leur attachement à Jérusalem où ils ont grandi est tel qu’ils ont nommé leur dernière fille Yovel – jubilée en hébreu – car elle est née en 2017, l’année des 50 ans de la réunification de la ville. "Jérusalem, c’est 2 000 ans d’histoire du peuple juif. C’est le même sol, les mêmes prières, la même Bible. C’est ce qui nous définit", explique Moriah.
Une "reconnaissance du lien historique"
Les Israéliens sont nombreux à penser que le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem est une reconnaissance de ce lien millénaire entre les juifs et la "Terre promise". "Tant que l’ambassade était à Tel Aviv, le seul État reconnu internationalement était celui créé par les Nations unies en 1948. On nous voyait comme des colons venus là à cause du traumatisme de l’Holocauste. Mais là, c’est une reconnaissance d’un droit du sol lié à notre histoire. On admet enfin que les juifs soient retournés sur leur terre parce que c’est notre histoire", explique Gadein Israel.
"Et déménager l’ambassade c’est aussi reconnaître que Jérusalem est une ville unie, qui n’est pas scindée en deux, ni séparée par une sorte de mur de Berlin. Et en reconnaissant l’unité de Jérusalem, la solution à deux États devient aussitôt caduque", poursuit-il.
Une ville unie ? Pour ces Israéliens qui manifestent leur joie devant la porte de Damas, l’entrée menant au quartier musulman de la Vieille ville, le passage du tramway qui relie l’Est à l’Ouest en est la meilleure preuve. De fait, la ligne de démarcation qui séparait l’ouest de Jérusalem, sous l’autorité israélienne, et l’Est, sous autorité jordanienne, a disparu depuis 1967. La ligne de tramway est empruntée quotidiennement par des Israéliens et des Palestiniens, qui sont de plus en plus nombreux à travailler à l’Ouest.
"Jérusalem est aux Arabes !"
Pour autant, lorsqu’on traverse l’avenue Heil Hahandasa qui sépare les deux parties, on passe dans un autre monde. Sans liesse, sans joie, sans droit. Le "Jérusalem day" est perçu comme une provocation de plus, le transfert de l’ambassade comme la validation de l’occupation israélienne.
Pour les Palestiniens, l’ambiance à Jérusalem n’a pas été aussi tendue depuis juillet 2017, lorsque les Israéliens ont voulu installer des portiques électroniques à la porte de Damas. L’air est chargé de cette ambiance des jours mauvais, où il suffirait d’une étincelle pour faire partir le feu. Le 13 mai, plusieurs Palestiniens ont été arrêtés ; toutes les rues qui mènent à la porte de Damas ont été bloquées. Selon la presse palestinienne, deux activistes palestiniennes y ont été frappées par la police israélienne, alors qu’elles criaient "Jérusalem, capitale de la Palestine".
Porte de Damas, les commerçants palestiniens se préparaient dimanche à de nouvelles tensions, tandis que des groupes israéliens en file indienne marchaient dans la Vieille ville sur les traces des soldats israéliens en 1967. Un peu plus loin, près de 1 500 juifs ont pénétré de force sur l’esplanade des mosquées pour y prier, provoquant des échauffourées.
"Quand on voit que des juifs rentrent à Al-Aqsa [mosquée, troisième lieu saint de l'islam, NDLR] en poussant des musulmans, on peut dire que la colonisation existe", s’indigne un vendeur de jouets ambulant qui préfère ne pas donner son nom. Le jeune homme ne cache pas son inquiétude sur la situation à venir. "Ces derniers temps, la situation est plus tendue que jamais. Le transfert de l’ambassade va faire revenir les problèmes de sécurité. L’armée va limiter les déplacements, on ne pourra même pas aller prier tranquillement pour le ramadan. On pensait qu’on en avait fini avec les attentats, mais tout ça va conduire à de nouveaux attentats à la bombe", redoute le jeune homme.
À 76 ans, Yahia Shabaneh en a vu d’autres. Vendeur de journaux depuis plus de 60 ans dans la Vieille ville, il ne redoute plus rien. "[Les juifs] nous provoquent, ils nous insultent, ils nous crachent dessus. Mais je n’ai pas peur, ici c’est chez nous, Jérusalem est aux Arabes", affirme sans colère le vieil homme.
"La Nakba, c’est tous les jours !"
Yahia a grandi à Sharaf, un quartier qui avoisinait le Mur des lamentations et qui a été rasé en 1967. "Quand j’étais petit, j’avais l’habitude d’aller jouer devant Al-Aqsa. On pouvait rester jusqu’à minuit, sans crainte, sans danger. Maintenant, c’est différent, on ne peut plus laisser nos enfants", assure le vieil homme en soupirant. Aujourd’hui, son plus grand regret est de ne plus voir le dôme de la mosquée d’Al-Aqsa où il continue d’aller prier tous les jours. "Al-Aqsa, c’est comme ma maison mais ils changent la ville, les rues, les infrastructures, selon leurs souhaits….Enfin, tant que je peux y aller prier…", soupire, le vieille homme, résilient.
Un peu plus loin, dans l’une des allées tortueuses de la Vieille ville, Ramzi traite les provocations avec la même indifférence. Le jeune homme de 30 ans coupe des cheveux depuis qu’il a 15 ans dans le salon de coiffure pour hommes dont il a hérité de son père, et avant lui de son grand-père. "Cela fait 150 ans qu’on coupe des cheveux à la porte de Damas", explique Ramzi sans lâcher sa paire de ciseaux, taillant à une vitesse impressionnante l’épaisse tignasse d’un adolescent.
"Ils nous rendent la vie difficile. La 'nakba' [exode palestinien de 1948, NDLR], c’est tous les jours ! Mais je me suis habitué. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Je ne vais pas partir : ici c’est chez moi, ailleurs, je suis un étranger", s’exclame Ramzi. "Et de toute façon, personne ne veut des Palestiniens, on est seul. Le transfert de l’ambassade américaine montre bien que personne ne nous soutient."