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"Al Musiqa", à la rencontre des musiques arabes à la Philharmonie de Paris

La Philharmonie de Paris accueille jusqu’au 19 août l’exposition "Al Musiqa", poursuivant une idée ambitieuse : faire découvrir la diversité des musiques dans le monde arabe depuis l’époque pré-islamique jusqu’à aujourd'hui.

À l’entrée de l’exposition "Al Musiqa", à la Philharmonie de Paris, une vidéo d’Alaa Wardi donne une idée de l’ampleur de la tâche. Le chanteur-ingénieur du son-beatbox surdoué, vivant en Arabie saoudite et originaire d’Iran, a agencé dans une vidéo de six minutes des bribes de 42 tubes du monde arabe. Tel un funambule, il passe de à l’Égyptienne Oum Kalthoum au Syrien Farid El Atrach en traversant les territoires de la musique sacrée, pour mieux rebondir sur un refrain du roi du raï algérien Cheb Khaled puis glisser sur un tube de la chanteuse pop libanaise Nancy Ajram, unissant tous ces univers par sa seule voix. La vidéo intitulée "Évolution de la musique arabe" cumule des millions de vues sur YouTube. Et ce, parce que c’est un bijou d’assemblage musical et de montage vidéo, et qu’Alaa Wardi réussit à contourner les règles strictes de la bienséance religieuse : il n’y a pas d’instrument.

Cette entrée en matière irrévérencieuse, toute en clins d’œil, fixe d'emblée l’ambition d’une telle exposition. Comment brasser des siècles de cultures arabes en quelques mètres carrés ? Il ne s’agit pas de tout donner à entendre, mais d’élargir l’horizon de celui qui s’aventure dans cette déambulation, et de défaire certains clichés : "Les débats politiques, tels qu’ils sont véhiculés dans les médias, éludent trop souvent la question de l’identité culturelle et de la richesse du monde arabe. Le devoir de déplacer le curseur s’impose dès lors à nous", explique en préambule le directeur de la Philharmonie, Laurent Bayle. Les musiques arabes, "travaillées par de multiples tensions, poursuit-il, concilient ce que l’Occident oppose fermement : l’inspiration mystique et profane, populaire et savante, rurale et urbaine."

Déconstruire les attendus d’un visiteur curieux, c’est d’abord revenir aux sources de la musique arabe, avant même l’arrivée de l’islam, quand le pas des chameaux donne la cadence aux mélopées des bédouins, et que se développe le goût pour la "qasida", de longs poèmes monorimes pouvant excéder la centaine de vers. Déconstruire les mythes, c’est aussi comprendre le rôle des courtisanes, les "qiyan", esclaves-musiciennes achetées pour leurs connaissances littéraires et musicales, autant que pour leur pouvoir d’envoûtement.

Et si l’islam cherche ensuite à contenir la sensualité de la musique, c’est pour tenter de rechercher l’élévation mystique, l’élan vers Dieu, dans une opposition entre le ressenti et le spirituel qui trouve vite ses contradictions et appelle au contournement. C’est ainsi que sept cents vieilles cassettes de récitations coraniques, déclinées dans un camaïeu de blanc, de vert, de bleu ou de jaune, sont accrochées sur neuf planches de cuisson à pain, assemblées par l’artiste saoudienne Maha Malluh, comme pour montrer le kaléidoscope possible de la cantillation des hadiths. Et comment ne pas entendre la musicalité des appels à la prière du muezzin ?

Pour finir de nous convaincre qu’islam et musique n’ont pas toujours été incompatibles, il y a des photographies prises en 2018 en Haute Égypte par le plasticien Khaled Hafez. On y voit des fresques murales, sur les devantures des maisons, pour célébrer le départ et le retour du propriétaire en pèlerinage à la Mecque : pendant son absence, son entourage a peint des scènes de voyage et des instants de fêtes où sont conviés des musiciens. On y reconnaît non seulement des tambours, mais aussi le mizmar, sorte de bombarde égyptienne, honnie par la théologie islamiste aujourd’hui, comme le sont tous les instruments à vent et à cordes.

L'exposition fait également la part belle à la mystique soufie, quand l’étourdissement côtoie l’extase chez les derviches tourneurs, quand l’hallucination saisit les adeptes de la transe gnawa au Maroc. De magnifiques ombres blanches tournoyantes évoquant la danse soufie sont signées de la photographe franco-marocaine Najia Mehdaji. Et à ce stade de l’exposition commence à s’installer une certitude : c’est un passionnant panel de l’art contemporain et des meilleurs plasticiens du monde arabe qui est proposé ici.

La commissaire Véronique Rieffel se justifie : "Les expositions de musique peuvent être très peu visuelles. Or, j'estime qu'il faut pouvoir voir des choses. Les artistes originaires du monde arabe montrent souvent de la musique dans leurs œuvres plastiques, tellement la musique est centrale".

Arrive la salle consacrée à la "mère du monde", autrement dit l’Égypte. Les murs sont recouverts d’affiches donnant un aperçu de l'abondante production cinématographique des studios égyptiens. À disposition, un magnifique roman graphique "O nuit, ô mes yeux" de Lamia Ziadé, condense, en 600 pages, ce siècle si prolifique pour la musique au Caire, à Damas et à Beyrouth. En fond sonore, la voix toujours hypnotisante d’Oum Kalthoum. L’attraction centrale de cette salle s’avère libanaise : un piano blanc permet de jouer la gamme orientale avec des quarts de tons, les fameux "maqams", grâce au génial rafistolage qu’avait inventé Abdallah Chahine à Beyrouth dans les années 1950, et dont le système est reproduit à l’identique sur ce piano quart de queue. Dommage, on n’en entendra pas le son.

L’immersion sensorielle, auditive, tant attendue, arrive enfin en découvrant un authentique scopitone, ce jukebox venu tout droit des années 1960, géniale machine associant le son et l’image. Les épais boutons indiquent au choix Dahmane El Harrachi, Slimane Azem ou Dalila, à écouter assis à une table en formica, à jouer avec de doux dominos blancs, comme dans un café à Barbès.

IL Y A UN SCOPITONE ! ❤❤❤ pic.twitter.com/52tmRIPoTy

  OUIKONFETI (@wheeconfetti) 17 avril 2018

Il restait encore à parcourir les musiques d’aujourd’hui, et l’espace fait défaut, décidément. Une petite salle met à disposition des casques, branchés sur une playlist YouTube, pour entendre les chanteurs en vogue depuis le printemps arabe de 2011 : l'électro façonnée par Omar Souleyman ou Islam Chipsy, la pop épicée à la libanaise de Mashrou'Leila. Là, encore, l’œil est attiré par des étagères, remplies de boîtes d’alimentation colorées, agencées par le designer marocain Hassan Hajjaj. Une halte à la boutique à la sortie s’avère plus que jamais nécessaire, pour acquérir le très beau et dense catalogue de l’exposition, et assouvir la soif de sons qui nous avait amenée aux portes de cette exposition "Al Musiqa".

Exposition "Al Musiqa, voix et musiques du monde arabe", jusqu'au 19 août à la Philharmonie de Paris. Playlist YouTube ici.