Les frappes en Syrie ont constitué pour la première fois depuis plusieurs années une réponse unie des Occidentaux. Mais sept ans après le début du conflit armé syrien, elles ont peu de chance de changer les rapports de force militaires.
Les frappes occidentales en Syrie, samedi 14 avril, même si elles ont constitué "une réponse forte" à l’utilisation d’armes chimiques à Douma par le régime syrien, ont peu de chance de modifier la donne sur le terrain militaire. Elles interviennent bien tard, alors que les États-Unis, et dans une moindre mesure la France, n’ont cessé de voir leur rôle décliner dans le conflit en Syrie depuis 2013.
La présence américaine sur sol syrien se limite aujourd’hui à environ 2 000 soldats des forces spéciales à l’est de l’Euphrate, dans la région de Manbij. Des soldats français sont aussi présents dans la même zone. Autant dire une goutte d’eau face à la puissance de feu engagée par les alliés russes et iraniens du régime de Bachar al-Assad. À titre de comparaison, les seuls combattants du Hezbollah libanais seraient au moins 5 000 en Syrie, selon les estimations de différents experts.
Une stratégie américaine confuse
Depuis plusieurs années, la politique américaine en Syrie a pâti d’un manque de stratégie évident, alors que celle des alliés du régime de Bachar al-Assad n’a pas varié d’un iota. Dès septembre 2013, la volte-face de Barack Obama, qui était sur le point d’intervenir militairement en Syrie suite à l’utilisation de gaz sarin dans la Ghouta, a discrédité la stratégie des États-Unis. À peu près à la même période, les Américains ont lancé un programme de formation de milliers de soldats amenés à combattre le président syrien sous le parapluie de la CIA, à la frontière jordanienne. Mais le ralliement de combattants formés par les Américains à des milices plus radicales a finalement tourné au fiasco. En juillet 2017, le programme a été définitivement arrêté par Donald Trump.
Depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau président américain, la stratégie des États-Unis en Syrie demeure encore plus illisible. Le 29 mars, Donald Trump avait assuré que les États-Unis retireraient "très bientôt" leurs soldats déployés à l’est de la Syrie, contredisant les déclarations de l’ancien secrétaire d’État Rex Tillerson, qui avait affirmé deux mois plus tôt que l’armée américaine était vouée à rester durablement dans la région .
Le fait que les frappes en Syrie aient été coordonnées entre les États-Unis, la France et le Royaume-Uni marque cependant le retour à des positions uniformes qui n’existaient plus depuis longtemps, selon Julien Théron, professeur en Sciences politiques. "Ces frappes ne vont pas changer le rapport de force militaire, mais stratégique. Les puissances occidentales ont fait preuve d’un front uni, et n’en sont pas cette fois restées au stade des déclarations. Le fait d’avoir agi concrètement va exercer une pression sur les différents acteurs de la crise." Aujourd’hui, ce sont bel et bien les alliés russes et iraniens du régime syrien, qui sont les maîtres du jeu. Ils ont avancé leurs pions dans les zones contrôlées par l’opposition armée, tandis que l es États-Unis et leurs alliés occidentaux se concentraient principalement sur la lutte contre l’organisation État islamique.
Le régime syrien a repris la "Syrie utile"
Aujourd’hui, le régime contrôle environ 55 % du territoire, "la Syrie utile", environ 60 % de la population, et toutes les villes importantes du pays, depuis la reconquête d’Alep, en décembre 2016. C’est principalement l’intervention de miliciens chiites libanais (le Hezbollah) et irakiens dès 2013, ainsi que l’implication des Russes depuis septembre 2015 (qui ont déployé près de 5 000 hommes) qui ont permis au régime de Bachar al-Assad de reconquérir de vastes portions du territoire. Le gouvernement syrien, après avoir repris la ville de Douma, contrôle entièrement la région stratégique de la Ghouta Orientale, aux portes de Damas, qui lui avait résisté pendant près de six ans. La zone n’aurait pas dû être reprise par la force, car elle constituait l’une des quatre "zones de désescalade", fixées à l’automne dernier lors des négociations d’Astana par l’Iran et la Russie, alliés de Bachar al-Assad, et la Turquie, soutien des rebelles.
Depuis décembre 2017, le régime syrien et ses alliés ont également lancé une offensive d’ampleur dans la région d’Idlib, au nord-est de la Syrie, pourtant elle aussi considérée comme une "zone de désescalade". Les bombardements dans la région y sont quasi quotidiens. Elle accueille près d’un million de Syriens qui ont fui les bombardements et les combats à travers le pays. Sur place, le régime profite des affrontements qui se multiplient entre brigades rebelles : d’un côté les jihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant), de l’autre plusieurs brigades islamiques regroupées sous le nom de Jabhat Tahrir Souria (Front de libération de la Syrie), soutenus par la Turquie. Enfin, des poches rebelles persistent autour de Hama et de Homs, et les avions du régime syrien ont repris depuis quelques semaines leurs bombardements dans le sud-ouest de la Syrie, dans Deraa et sa région. La zone était pourtant pacifiée depuis un accord tripartite signé en juillet 2017 entre les Américains, les Russes et les Jordaniens. Ce sera peut-être la prochaine cible militaire à conquérir pour le régime de Bachar al-Assad.
Des représailles sur le sol syrien ?
Dans toutes ces batailles, les Occidentaux ont essentiellement joué le rôle d’observateur. Les diplomates du Conseil de sécurité ont été incapables de s’entendre sur l’opportunité de trêves humanitaires, en particulier dans la Ghouta orientale, suite aux vétos répétés de Moscou. Pour le chercheur Fabrice Balanche, la reprise d’une forme d’initiative militaire commune pourrait au contraire aggraver la situation des Occidentaux sur le front militaire. "On peut imaginer désormais que les soldats américains et français dans la région, dans le nord Syrie et au Liban, pourront être pris pour cible. Le Hezbollah peut chercher à venger ses morts de cette façon. Les Iraniens vont mobiliser leurs alliés au sol pour chasser les Occidentaux de la région", estime-t-il.
Les Occidentaux pourraient compter sur leur allié au sein de l’OTAN, la Turquie, mais les relations avec Recep Tayyip Erdogan restent complexes. La Turquie représente en effet le troisième acteur clé en Syrie. Après l’opération Bouclier de l’Euphrate, l’intervention dans la région d’Idlib où elle possède des postes d’observation militaires, l’armée turque et ses alliés de la rébellion syrienne ont récemment conquis le canton kurde d’Afrin. Mis à part quelques condamnations d’usage, les États-Unis et la France ne sont pas intervenus lors de la prise d’Afrin aux forces kurdes, pourtant principaux alliés dans la lutte contre l’organisation État islamique. Ils ont cependant fermement rejeté l’appel d’Ankara à retirer leurs soldats de la ville de Manbij, qui sert de zone tampon avec les régions contrôlées par les Kurdes. Après les frappes en Syrie, La Turquie s’est rangée du côté des Occidentaux, les jugeant "appropriées". Un ultime revirement de la diplomatie turque, qui défend avant tout son propre agenda.