Le musicien Aeham Ahmad était devenu un symbole grâce aux vidéos de lui jouant du piano dans les ruines de Yarmouk, à Damas. Désormais réfugié en Allemagne, il publie son autobiographie, une ode à la musique et à l'espoir.
Dos légèrement recourbé, visage concentré, Aeham Ahmad effleure les touches blanches de son piano droit. En guise de décor, les ruines du quartier de Yarmouk, à Damas, détruit par les bombardements du régime de Bachar al-Assad. La photo prise en 2015 a fait le tour du monde. Peut-être cette image restera-t-elle un symbole d'humanité dans ce conflit qui ravage la Syrie depuis plus de sept ans.
Aujourd’hui réfugié en Allemagne, Aeham Ahmad publie "Le pianiste de Yarmouk" (éd. La Découverte), qu’il vient présenter lors d’une tournée parisienne début avril. Une autobiographie pour lutter "contre les idées reçues. Contre les simplifications. Contre les images trompeuses […] Quand tu fuis les bombes et la famine, tu laisses ton monde derrière toi. Tu deviens l’une de ces silhouettes grises, qui ont forcément toujours vécu dans la misère et qui viennent maintenant profiter des richesses de l’Europe", écrit-il.
Sa vie ne ressemble pourtant en rien à cela. Né en 1988 de parents palestiniens – sa mère est enseignante et son père musicien –, Aeham Ahmad a grandi à Yarmouk, un camp installé en 1954 par le gouvernement syrien pour les réfugiés palestiniens chassés d'Israël, devenu un quartier animé de la capitale syrienne.
"Personne ne connaît Mozart ici"
Le garçon est initié à la musique par son père, violoncelliste et aveugle. "Il [mon père] avait calé la tête du violon dans le matelas, le corps de l’instrument sous son menton ; l’archet glissait vers moi et repartait. Un parfum léger embaumait la chambre, exhalé par le jasmin qui poussait sous la fenêtre ; de la volière d’à côté, le roucoulement des pigeons se mêlait à la musique. C’est ainsi que, petit, à l’abri, heureux, j’écoutais mon père", écrit l’auteur.
À 6 ans, Aeham est reçu premier à l’Institut arabe, un école de musique à Damas. Il y apprend ses classiques – Czerny, Beethoven, Mozart. Mais l’enfant ne se sent pas à sa place dans cette institution réservée à l’élite. Parfois, l’envie lui prend de tout laisser tomber : "'À quoi ça me servira d’apprendre le piano ? Ça m’apporte quoi ? Personne ne connaît Mozart ici', ai-je crié à mon père. 'Tu dois apprendre une langue que tout le monde comprend. Nous sommes des réfugiés. On ne peut pas retourner dans notre pays. Tu dois être international'", lui répond son père. Une leçon qui sonne aujourd’hui comme un présage.
Après dix ans de formation, Aeham devient professeur de piano et ouvre avec son père une fabrique de luth rapidement florissante. À 23 ans, il rencontre Tahani, "l’amour de sa vie". Quand ils se marient, la guerre a débuté. À la naissance de leur premier fils, en 2012, ils vivent déjà dans les décombres.
"Ma révolution, c'est la musique"
La guerre engloutit tout. Après avoir été blessé à la main par un éclat d’obus, Aeham Ahmad décide de faire de la musique une forme de résistance. "Je suis pianiste. Je n’ai jamais porté de bannière. Ma révolution, c’est la musique", écrit-il. Pendant des semaines, il trimballe son piano sur un chariot au milieu des ruines, aidé de ses amis et de ses élèves qui l’accompagnent parfois au chant. Là, dans les décombres, il fait chanter son piano désaccordé.
"Je voulais qu’on entende notre désespoir. Que l’on entende la femme enceinte qui mourait aux checkpoints, le tourment d’attendre la moitié de la nuit pour un carton de vivres et de revenir les mains vides. J’ai jeté tous mes sentiments d’abandon dans ces morceaux. Comme si mon chant était le cri de quelqu’un qui, chutant dans un abîme, donnait une mélodie à cette descente aux enfers", écrit-il. Ses concerts de rue, filmés et postés sur YouTube, commencent à rendre Aeham célèbre dans le monde entier et le jeune homme est érigé en symbole d’humanité.
En juin 2015, tout bascule lorsqu’un jihadiste de l’organisation de l'État islamique (EI) brûle son piano. Un choc pour le musicien, qui résiste quelques temps en jouant de l’accordéon dans les rues de Yarmouk. Mais les combats, la faim, la peur finissent par avoir raison de sa motivation. Début septembre, il décide de rejoindre l’Allemagne.
Son périple ressemble ensuite à celui de millions de migrants : la séparation d’avec sa famille, la périlleuse traversée de la Méditerranée sur un canot pneumatique, l’éprouvante route des Balkans, et, enfin, l’arrivée en Allemagne environ deux mois plus tard.
La musique pour passeport
Là, à quelque 3 000 kilomètres de chez lui, sa réputation l’a précédé : ses vidéos et leur médiatisation l’ont rendu célèbre. Aeham Ahmad ne tarde pas à remonter sur scène, les festivals se l’arrachent, le public répond présent. Loin de chez lui, dans un pays dont il ne parle pas la langue, pris dans le labyrinthe administraif des demandeurs d'asile et soucieux de faire venir les siens, Aeham ne rechigne pas à la scène, il sait que la musique "rapproche les hommes".
"Je sentais que mes chansons pouvaient bâtir des ponts entre les Allemands et les réfugiés. Je voulais chanter pour la paix et les enfants en Syrie. Je voulais remercier les Allemands pour leur hospitalité au nom de tous les Syriens, des Palestiniens et des Irakiens", témoigne-t-il dans son ouvrage.
En 2016, il obtient l’asile et parvient à faire venir sa femme et leurs deux enfants en Allemagne. Ils vivent aujourd’hui à Wiesbaden, loin d’une terre perdue, mais avec la musique comme passeport, qui fait le lien entre deux mondes.