Le scandale Facebook-Cambridge Analytica met en lumière l’exploitation des données personnelles à des fins électorales... et pas seulement aux États-Unis et au Royaume-Uni.
"Nous trouvons vos électeurs et nous les faisons passer à l’action". Sur son site Internet, le cabinet londonien Cambridge Analytica (CA) annonce la couleur. Mi-mars, un lanceur d'alerte a révélé que les données de millions d'utilisateurs de Facebook avaient été détournées par CA à des fins politiques. Et ce sont environ 87 millions d'abonnés du réseau social qui sont concernés - et non 50 millions comme initialement estimés, a annoncé Facebook mercredi 4 avril, donnant une nouvelle ampleur au scandale. Ces données personnelles, CA les a utilisées lors de la campagne présidentielle américaine de 2016 et du référendum sur le Brexit la même année, mais aussi dans d’autres campagnes électorales à travers le monde. Selon le média économique anglophone Quartz, ce sont ainsi plus de 100 campagnes électorales dans 30 pays sur cinq continents qui sont touchés. Voici plusieurs exemples.
- Inde
Avec 241 millions d’abonnés à Facebook, l’Inde constitue la plus grande base d’utilisateurs du réseau social au monde. Or les deux grands partis politique du pays - le parti du Congrès et le BJP, le parti nationaliste hindou du Premier ministre Narendra Modi - s’accusent mutuellement d’avoir eu recours à Ovleno Business Intelligence, une société indienne partenaire de Cambridge Analytica, pour être aidés lors de plusieurs élections ces dernières années. Sur son profil LinkedIn, Himanshu Sharma, le directeur d’Ovleno se vantait, jusqu’à ce que le scandale éclate, d’avoir géré "avec succès" les campagnes électorales du BJP. Fanfaronnade ou réalité ? Selon The Economic Times, le principal quotidien économique indien, la commission électorale a en tout cas ouvert une enquête sur l’éventuelle intervention de Cambridge Analytica dans les scrutins de ces dernières années.
- Kenya
Les récentes révélations sur Cambridge Analytica ont aussi touché le continent africain. Cambridge Analytica, ou sa maison-mère SCL Group, ont ainsi travaillé en 2013 et 2017 sur la campagne du président kényan Uhuru Kenyatta. Le Jubilee, le parti au pouvoir, a reconnu auprès de l’agence Reuters avoir eu recours à SCL pour "promouvoir" la campagne présidentielle de 2017. Selon l'ONG britannique Privacy International, Cambridge Analytica collectait pour le parti Jubilee des datas dont la nature n’est pas précisée.
Dans une vidéo tournée en caméra cachée par la chaîne britannique Channel 4, on peut voir Mark Turnbull, le directeur général de la division politique de Cambridge Analytica, déclarer : "Nous avons rebaptisé l'ensemble du parti deux fois, écrit le manifeste, fait des recherches, des analyses, des messages. Nous avons écrit tous les discours et nous avons organisé le tout, donc quasiment tous les éléments de la campagne de ce candidat". Cambridge Analytica est-elle derrière la campagne virale "The Real Raila" visant à dénigrer l'opposant Raila Odinga avant la présidentielle ? Privacy International a révélé que la vidéo avait été créée par Harris Media LLC, une agence basée au Texas… avec laquelle Cambridge Analytica a nié tout lien.
Mais dans le reportage de Channel 4, Mark Turnbull évoque l’existence de "sociétés écrans" destinées à orchestrer des campagnes web sans remonter jusqu’à Cambridge Analytica. Il n’existe aucune loi au Kenya pour protéger les données personnelles ou interdire leur partage ou leur vente, y compris sur des données aussi sensibles que l’appartenance ethnique.
Le cabinet Cambridge Analytica a fait aussi parler de lui dans un autre pays africain : le Nigeria. CA aurait ainsi été recruté, selon le Guardian, pour soutenir la tentative de réélection de Goodluck Jonathan en 2015. Mais cette présidentielle s’était soldée par la victoire de son opposant, Muhammadu Buhari.
- Colombie
À quelques mois de la présidentielle en Colombie, ce n’est pas par Facebook mais par une application mobile que le scandale Cambridge Analytica est arrivé. La Direction de l’industrie et du commerce a, en effet, ordonné fin mars la fermeture de l’appli Pig.gi qui permettait à ses 150 000 usagers colombiens d’obtenir du crédit téléphonique en échange de participation à des sondages ou de lecture ou visionnage de contenus sponsorisés. La société Farrow ayant mis au point l’application assure ne plus travailler avec Cambridge Analytica depuis que le scandale a éclaté. Mais la direction de l’industrie et du commerce refuse d’autoriser l’appli tant qu’il ne sera pas clairement établi que celle-ci ne collecte pas les données personnelles de ses utilisateurs.
- Royaume uni
Selon Christopher Wylie, ancien employé de Cambridge Analytica et lanceur d'alerte dans cette affaire, la firme britannique d'analyses de données et de communication stratégique aurait joué un "rôle crucial" pendant la campagne pour le référendum sur la sortie de l’UE, en 2016. Sans Facebook, le référendum sur le Brexit "aurait été différent", a-t-il ainsi estimé devant des parlementaires britanniques la semaine dernière.
Dans un entretien publié le 26 mars par le quotidien Libération et par plusieurs journaux européens, le lanceur d'alerte affirmait qu'AggregateIQ (AIQ), une entreprise canadienne considérée par ses propres employés comme "un département" de Cambridge Analytica, avait soutenu la campagne pro-Brexit, "Leave.EU". AIQ aurait notamment aidé le mouvement favorable à la sortie de l'UE à contourner le plafond de dépenses. Selon lui, "sans AggregateIQ, le camp du Leave n'aurait pas pu gagner le référendum, qui s'est joué à moins de 2% des votes". Le patron de Cambridge Analytica, Alexander Nix, suspendu de ses fonctions en mars, avait lui-même affirmé en février 2016 que CA s’était "associé" avec le mouvement pro-Brexit Leave.EU. Mais il est depuis revenu sur ses propos en affirmant que CA n'avait "pas travaillé sur le Brexit".
- États-Unis
Donald Trump doit-il sa victoire au big data ? Selon des enquêtes du "Guardian" et du "New York Times", les données récupérées illégalement par Cambridge Analytica auraient permis, entre autres, d'élaborer des publicités très ciblées vis-à-vis de potentiels électeurs républicains pendant la campagne. Par ailleurs, le lanceur d'alerte Christopher Wylie a souligné que le sulfureux Steve Bannon, ex-proche conseiller de Donald Trump et ancien patron de Breitbart, le site phare de l'ultra-droite américaine, était impliqué au sein de Cambridge Analytica où il siégeait au conseil d’administration. De là à dire que Donald Trump doit sa victoire à Cambridge Analytica, il y a un pas difficile à franchir. De l’aveu même du patron de CA, en effet, l’efficacité semble pour le moins aléatoire : "Nous cuisinons un gâteau avec dix ingrédients dedans. La psychographie est l’un d’entre eux. C’est très difficile d’isoler exactement l’impact de cet ingrédient", expliquait ainsi il y a un an Alexander Nix dans une interview au New York Times.