Paris accueille, jeudi, le sixième "Refettorio" de l'Italien Massimo Bottura. Le concept ? Offrir un repas gastronomique et "digne" aux plus démunis, tout en luttant contre le gaspillage alimentaire. Portrait de ce chef trois étoiles.
Ne lui parlez pas de son projet caritatif. Pour Massimo Bottura, seul chef italien à avoir décroché trois étoiles au guide Michelin, son réseau de restaurants communautaires – les "Refettorii" – n’est autre qu’un projet culturel.
"Je ne voulais pas recréer une soupe populaire où on fait la queue. Au Refettorio, nous les servons, nous leur apportons de la considération, de la dignité." À Milan, Modène, Londres, Rio et, à partir du jeudi 15 mars, à Paris, les plus démunis ne viennent pas récupérer un panier-repas ni tendre une assiette mécaniquement. Ils viennent profiter d’un repas préparé par un chef à partir d’invendus dans un cadre chaleureux et artistique.
"Le jour de l’ouverture du Refettorio de Londres, une femme de 92 ans est venue me voir pour me dire que c’était le plus bel endroit qu’elle avait vu de sa vie. Pour elle, nous avions créé une communauté. Et c’est l’essence même du projet. Avec la beauté, nous restituons la dignité."
Ne pas produire plus, gaspiller moins
"Savez-vous quel est l’ingrédient le plus important dans la cuisine ?", enchaîne le chef volubile. "La culture !", répond-t-il tout aussi vite. Dans un monde où 1,3 milliard de tonnes de nourriture est jetée chaque année, le lien entre la culture et la cuisine n’est pas évident. "Pourtant, avec la culture vient la connaissance, avec la connaissance vient la conscience, avec la conscience vient l’engagement. Les Refettori ne sont pas des soupes populaires mais des projets culturels car nous ne sommes pas dans l’urgence. Nous sommes dans la construction d’un avenir meilleur. Plus de 860 millions de personnes n'ont rien à manger : l'enjeu n'est pas de produire plus mais de ne plus gaspiller."
Pour ce natif de Modène, dans le nord de l’Italie, berceau de la "cucina povera" ou l’art de cuisiner avec peu, la lutte contre le gaspillage est génétique. Des tablées de son enfance à ses restaurants communautaires, le travail contre le gaspillage alimentaire est une question de survie économique.
"Vous ne pouvez pas jeter du pain : c’est un sacrilège ! Même du pain rassis peut donner une recette succulente, comme du pain perdu ou un pesto", insiste celui dont la madeleine de Proust est une tasse de lait chaud avec des miettes de pain et un peu de café.
"Vous rendez les déchets délicieux !"
Accommoder les surplus est un art dans lequel Massimo Bottura est passé maître. "Massimo, vous rendez les déchets délicieux", s’est d’ailleurs exclamé mi-février le présentateur du Jimmy Kimmel Live. Sur le plateau de la chaîne américaine ABC, le chantre de la gastronomie sociale transforme par magie et en direct les restes gisant au fond du réfrigérateur de l’équipe télé en un repas extraordinaire. Le sous-titre de son dernier livre de recettes "Le pain est d’or" (Éd. Phaidon), résume toute l’œuvre du chef : "Des ingrédients ordinaires pour des repas extraordinaires".
C'est qu'il est allé à bonne école. "Cette lutte contre le gaspillage que je mène est un hommage à ma mère et à ma grand-mère", confie-t-il, ému. Chez les Bottura, on ne plaisante pas avec la nourriture. Ils la cultivent, la cuisinent et la mangent. "Je suis issu d’une famille nombreuse. À chaque repas, déjeuner et dîner, nous étions au moins dix : mes frères et sœurs, mes cousins et cousines, mes grands-parents, mes amis. Nous avons grandi avec l’idée que la table était essentielle. Le moment où on peut parler, échanger, rêver…", se souvient-il. Ses études d’avocat – "pour faire plaisir à mon père" – ont donc vite fini au fond d’une casserole. Depuis, le succès ne se dément pas. L’Osteria Francescana, son restaurant triplement étoilé situé à Modène est complet cinq mois en avance. Vous voulez une place ? Prenez votre plume, écrivez et priez.
Celui qui a été élu meilleur chef du monde en 2016 n’a plus rien à prouver. Il donne. Malgré les plus prestigieuses distinctions, il a l’indignation chevillée au corps et ne se contente pas de servir les plus fortunés. "Pourquoi l’art et la bonne cuisine devraient être réservés aux riches ?", s’insurge ce quinquagénaire à l’énergie enfantine. Quand on lui signale le grand écart entre ses clientèles – celle qui paie plusieurs centaines d’euros à l’Osteria Francescana et celle, plus démunie, des Refettori –, il répond comme une évidence. "Les ingrédients changent mais la démarche reste la même."
"Qui a dit qu’un chef devait rester derrière ses fourneaux et se taire ? C’est absurde !" s’emporte son ami, le chef danois René Redzepi dans un documentaire consacré à Bottura sur Netflix. L’Italien en a pris conscience depuis plusieurs années. Dès 2010, alors qu’il se promène dans le parc à anguilles du delta du Pô, laissé à l’abandon, ce sympathisant du mouvement Slow Food est interpellé par un garde-forestier. Il engrange une telle mobilisation, que le gouvernement régional finit par investir 16 millions d'euros pour redonner vie au lieu.
En 2012, c’est le consortium des producteurs de parmesan qui appelle ce chef engagé au secours. La situation est critique. Une série de séismes dans l’Émilie-Romagne a endommagé plus de 300 000 meules du célèbre fromage. Là encore opère son génie créatif anti-gaspi. Massimo Bottura a alors l'idée de transformer la recette de pâtes "cacio e pepe" (fromage et poivre) en un risotto dans lequel le fromage de brebis est remplacé par du parmesan. Le plat est présenté au monde comme un geste de solidarité. "Deux mois plus tard, toutes les meules étaient vendues ! En rupture de stock !"
Quand en 2015, les organisateurs de l’Exposition universelle de Milan l’invitent à réfléchir autour du thème "Nourrir la planète", Massimo Bottura ne se contente pas d’une table ronde. Après avoir créé l’association Food for Soul (de la nourriture pour l’âme), il ouvre alors un premier Refettorio dans une banlieue de Milan. Les plus grands chefs le soutiennent et viennent y préparer des plats pour les plus démunis avec une contrainte : n’utiliser que les surplus générés pendant l’événement. Pour ce fou de cuisine et d’art, le cadre a autant d’importance. Il invite artistes et architectes à rendre le lieu chaleureux. Mens sana in corpore sano.
Le succès est tel que le projet, prévu pour ne durer que le temps de l’exposition universelle, est pérennisé. Mieux, il s’est multiplié. À Paris, c’est le photographe français JR qui a lancé l’idée lors d’un dîner chez son ami Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du Monde et depuis président de l’association Refettorio Paris. "JR m’a parlé des Refettorii de Massimo Bottura dans le monde entier et m’a proposé d’en monter un à Paris. J’ai trouvé l’idée géniale : donner de la dignité aux démunis par la qualité de la nourriture, par la qualité de l’environnement, et la qualité des chefs."
Chaque soir, du lundi au vendredi, cinq salariés permanents, dont un jeune chef, prépareront une centaine de repas dans la crypte du Foyer de la Madeleine, dans le 8e arrondissement de Paris, au profit de migrants et sans-abri adressés par des associations. L'équipe en cuisine sera ponctuellement relayée par de grands noms comme Alain Ducasse, Yannick Alléno, Jean Imbert, Olivier Rollinger et Michel Bras. "Les chefs ne peuvent plus se contenter de faire la cuisine dans leurs restaurants. Ils ont désormais une responsabilité dans l'avenir de l'alimentation mondiale", conclut Massimo Bottura. Son tatouage sur le bras gauche "No more excuses" (plus d'excuses) est là pour nous le rappeler.