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Le mystère de ces combattants russes tués par des frappes américaines en Syrie

Des combattants de nationalité russe auraient été tués ou blessés le 7 février à Deir Ezzor, en Syrie, par des forces américaines déployées dans la région. L’incident semble délibérément minimisé par Moscou et Washington.

Que s’est-il passé le 7 février 2018, lors de l'attaque contre les Forces démocratiques syriennes (FDS) dans la région de Deir Ezzor, dans l’est de la Syrie ? Depuis une semaine, alors que Reuters a rapporté que plusieurs centaines de combattants russes avaient été tués ou blessés, les informations tombent au compte-gouttes, tant côté russe que côté américain.

Selon le Pentagone, au moins 100 combattants pro-régime syrien ont été tués ce jour-là dans des frappes réalisées en riposte à une attaque contre le QG des FDS, soutenues par la coalition internationale. Le général Jeffrey Harrigian, commandant des forces aériennes américaines au Moyen-Orient, a estimé mardi 13 février que la coalition avait agi "en légitime défense" lors d'une riposte de plus de trois heures, avions d'attaque, bombardiers stratégiques, hélicoptères de combat et drones à l’appui.

Ce haut gradé américain n'a pas spécifié la nationalité des cibles. "Je ne spéculerais pas sur qui composait cette force ou qui la contrôlait. Nous sommes focalisés sur un seul ennemi : l’organisation État islamique. Nous ne cherchons pas à combattre qui que ce soit d’autre mais comme l’a dit le ministre américain de la Défense, Jim Mattis, la semaine dernière : ‘Si vous nous menacez, ce sera votre jour le plus long'", a-t-il expliqué. Comme plusieurs autres officiels américains, le ministre américain de la Défense avait indiqué n’avoir aucune information quant à de potentielles victimes russes.

La mort de ressortissants russes à Deir Ezzor, "un fait"

Le Kremlin assurait également n’avoir connaissance d’aucune perte russe et allait jusqu’à mettre en garde contre la circulation de "fausses informations" à ce sujet. Jusqu'à ce que plusieurs organisations paramilitaires et nationalistes russes fassent état de victimes dans leurs rangs après les frappes du 7 février. Alexander Averin, porte-parole du parti nationaliste d’extrême gauche Autre Russie, a ainsi fait part de la mort de l’un de ses militants, Kirill Ananyev. "Je sais qu’il n’est pas mort seul", a-t-il affirmé, ajoutant que, selon ses sources en Syrie, c’était "un fait" que d’autres Russes avaient péri.

Après ces allégations, la diplomatie russe a fini par confirmer du bout des lèvres, jeudi 15 février, la mort de cinq de ses ressortissants sur le sol syrien : "Selon les informations préliminaires, on peut parler de la mort de cinq personnes, a priori des citoyens russes, à cause de l'affrontement armé dont les causes sont à l'étude", a ainsi annoncé à la presse la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova. "Il ne s'agit pas de soldats russes", a-t-elle ajouté au diapason avec le ministère russe de la Défense, qui affirme qu’il n’y a "aucun militaire russe à Deir Ezzor".

Names reported of Russians killed in #Syria on Feb. 7 (US airstrikes):
•Vladimir Loginov
•Kirill Ananyev
•Igor Kosoturov
•Stanislav Matveev
•Alexei Ladygin
(AFP, CIT, Moscow Times)

  Joyce Karam (@Joyce_Karam) 13 février 2018

De nombreuses autres sources évoquent un nombre de victimes russes d’une toute autre ampleur : environ 300 hommes travaillant pour une société militaire privée russe, le groupe Wagner, ont été tués ou blessés par des bombardements aériens et terrestres de la coalition, affirme l’agence Reuters, qui a recueilli plusieurs témoignages. Selon un médecin militaire russe interrogé par Reuters, au moins trois avions ramenant des blessés de Syrie sont arrivés à Moscou entre le 9 et le 12 février. Par ailleurs, Evgueni Chabaïev, un dirigeant de l'organisation paramilitaire Cosaque, qui a des liens avec les mercenaires, a précisé à Reuters avoir rendu visite mercredi à certains blessés rapatriés de Syrie à l'hôpital central du ministère de la Défense à Khimki, dans la banlieue de Moscou. Ces blessés lui ont raconté qu'environ 550 membres du groupe Wagner avaient été engagés dans les combats du 7 février. Environ 300 d'entre eux ont été tués ou blessés, ont-ils ajouté. D'autres combattants privés sont soignés au Troisième hôpital militaire Vichnevski à Krasnogorsk, près de Moscou, à l'hôpital Bourdenko, dans la capitale, et à l'Académie médicale militaire de Saint-Pétersbourg, a aussi indiqué Evgueni Chabaïev à Reuters en citant plusieurs sources. Contactés par l'agence de presse, ces établissements ont soit démenti, soit refusé de s'exprimer à ce sujet.

Russian toll in Syria battle was 300 killed and wounded: sources https://t.co/xk7BbgLbIZ pic.twitter.com/w5iLDFxgfS

  Reuters Top News (@Reuters) 15 février 2018

Wagner, un mystérieux groupe dont Moscou nie l'existence

De fait, Moscou peut difficilement admettre que certains de ses ressortissants sont morts en combattant en Syrie. Pour éviter l'impopularité d'une intervention engageant ses soldats en Syrie, la Russie a, en effet, toujours affirmé n'intervenir là-bas que par des bombardements menés par voies aériennes et maritimes. Selon cette position officielle, si des ressortissants russes étaient impliqués dans des interventions au sol, il ne pourrait s'agir que de citoyens indépendants venus combattre de leur plein gré en Syrie.

Moscou nie d'ailleurs l'existence même du groupe Wagner : le mercenariat est interdit en Russie et ce groupe n'a aucune existence légale. Mais il a commencé à faire parler de lui en 2014 avec l'envoi de mercenaires dans l'est de l'Ukraine. Puis, à partir de 2015, Wagner aurait commencé à envoyer des mercenaires en Syrie, souvent recrutés parmi ceux qui avaient combattu en Ukraine. La correspondante de France 24 à Moscou, Elena Volochine, a d'ailleurs rencontré l'un d'entre eux : "Je suis allé me battre en Ukraine pour la Russie, je vais aller me battre en Syrie pour l'argent", lui avait-il confié. Car les mercenaires du groupe Wagner sont très bien rémunérés : jusqu'à dix fois le salaire moyen en Russie. Mais tous ne reviennent pas et ceux qui rentrent évoquent "une boucherie" avec des pertes humaines colossales. Avant d'aller combattre en Syrie, ces mercenaires s'entraîneraient dans une base secrète dans le dud de la Russie.

"Personne ne veut déclencher une guerre"

Selon certains observateurs, les affrontements qui ont eu lieu entre des centaines de ressortissants russes, combattant avec les forces pro-gouvernementales syriennes, et des soldats américains le 7 février en Syrie sont d'une ampleur inédite depuis la Gurerre froide. Mais comment expliquer alors l’absence de réactions de Moscou et de Washington ?

Pour Vladimir Frolov, un ancien diplomate russe désormais analyste politique indépendant basé à Moscou, joint par France 24, l’explication à cette retenue bilatérale est simple : "La Russie, comme les États-Unis, cherche à minimiser ce qui s’est passé, car personne ne veut déclencher une guerre". Et certainement pas Vladimir Poutine, en pleine campagne pour remporter un quatrième mandat à la présidentielle dans un mois. Pour Vladimir Frolov, il ne s’agit donc pas d’un clash entre la Russie et les États-Unis mais du "brouillard de la guerre".

Vladimir Poutine et Donald Trump ont eu une conversation téléphonique lundi dernier mais le dossier syrien n’a pas été évoqué, a affirmé Dimitri Peskov, le porte-parole du président russe. Puisque que Washington accepte la version de Moscou selon laquelle la Russie n’a rien à voir avec l’attaque du 7 février, la question d'un affrontement militaire entre les deux puissances est officiellement mise de côté. Après les frappes américaines, la Russie a, toutefois, reproché aux États-Unis leur "présence illégale en Syrie" et leur volonté de "prendre sous leur contrôle des actifs économiques appartenant à la Syrie". Selon des médias russes, d’ailleurs, les mercenaires du groupe Wagner seraient recrutés par Bachar al-Assad ou des alliés du président syrien pour protéger les actifs énergétiques du pays comme les puits de pétrole et les champs gaziers dont regorge la région de Deir Ezzor.

Connaîtra-t-on jamais tous les dessous et les circonstances de l’affrontement du 7 février dernier à Deir Ezzor ? Comme le relève l’agence américaine Bloomberg, l’épisode illustre toute "la complexité du conflit syrien" c'est-à-dire l’histoire d’"une répression gouvernementale devenue une guerre par procuration".