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Kirkouk, "la Jérusalem des Kurdes", pierre d'achoppement du projet indépendantiste

Ville multi-ethnique et multi-confessionnelle, Kirkouk est au centre des territoires que se disputent Bagdad et les Kurdes. Si ces derniers rêvent d'en faire leur "Jérusalem", les minorités qui l'habitent ne l'entendent pas toutes de cette oreille.

En mars 2011, alors qu’il est à la tête de l’État irakien, Jalal Talabani se rend à Souleimaniyeh, son fief du nord-est du pays, pour célébrer le 20e anniversaire du soulèvement kurde contre le régime de Saddam Hussein. Comme électrisé par ses partisans, le chef de l’État, premier Kurde à occuper cette fonction, profite de son allocution pour relancer un "mythe" indépendantiste : "Nous ne devons pas oublier que le Kurdistan irakien réunit plusieurs zones, dont Kirkouk, la Jérusalem des Kurdes".

Si elle suscite l’enthousiasme de l’assistance, la référence est alors loin de faire l’unanimité dans le pays. Surtout au sein des communautés arabes et turkmènes de la ville, qui y voient le témoignage des visées expansionnistes kurdes.

Six ans après, alors que le référendum pour l'indépendance du Kurdistan irakien vient de voir le "oui" l’emporter avec 92 % des voix, c’est donc vers la "Jérusalem des Kurdes" que tous les regards se tournent. Ville multi-ethnique et multi-confessionnelle qui abrite un sous-sol riche en pétrole, Kirkouk est située hors des frontières du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), qui doit à son président Massoud Barzani l’organisation de la consultation. Le 25 septembre, le vote s’est pourtant tenu dans la ville, réactivant ainsi les rêves d’autodétermination d’une grande partie de sa population. Au grand dam du gouvernement de Bagdad et des minorités arabo-chiites et turkmènes de la ville.

Symbole de l’irrédentisme kurde, Kirkouk peut-elle devenir le centre du projet indépendantiste ? Ou risque-t-elle de cristalliser les tensions ethniques, confessionnelles et nationalistes qui agitent la région ? Pour France 24, la politologue Myriam Benraad, de l’université de Leyde (Pays-Bas), analyse la situation sur le terrain.

Kirkouk en chiffres

La ville de Kirkouk compte quelque 1,2 million d'habitants, selon des estimations datant de 2008, parmi lesquels des sunnites, des chiites, des chrétiens et des yézidis.

- Les Kurdes représentent un peu moins de 50 % de la population, les Arabes 35 % et les Turkmènes 15 %.

- Sous le régime de Saddam Hussein, plus de 300 000 Kurdes avaient été déplacés tandis que des sunnites et des chiites y avaient été installés pour "arabiser" la ville. Depuis la chute du dictateur, entre 600 000 et 800 000 Kurdes seraient revenus s'installer dans la ville.

- La production de pétrole représente 40 % des réserves totales de l'Irak.

France 24 : Pourquoi les Kurdes considèrent-ils Kirkouk comme leur "Jérusalem" ?

Myriam Benraad : Il existe, de fait, une présence démographique kurde qui est assez largement majoritaire à Kirkouk. Certes, la ville abrite un patchwork multi-ethnique et multi-confessionnel avec, notamment, des minorités arabes et turkmènes, mais les Kurdes ont toujours historiquement considérés que Kirkouk était leur domaine.

Leurs visées sur la ville - mais aussi la province - sont d’autant plus fortes depuis la chute de Saddam Hussein qu’elle avait été l’un des lieux privilégiés de la politique d’arabisation menée par le régime baasiste.

Et puis au-delà des questions culturelle et identitaire, il reste la question des ressources. Car Kirkouk est le deuxième territoire le plus riche en hydrocarbures après Bassora, dans le sud de l’Irak.

Comment les Kurdes peuvent-ils convaincre les minorités de Kirkouk qu’ils sont en territoire kurde ?

Un certain nombre d’habitants issus des minorités se sont ralliés au projet d’indépendance kurde. Certains, tout en étant eux-mêmes arabes, se voient bien vivre du côté kurde plutôt que du côté arabe. Ils s’accommodent très bien de cette autonomisation des Kurdes car, concrètement, ils leur assurent de meilleures conditions de vie que le gouvernement de Bagdad.

Massoud Barzani a voulu imposer le référendum d’indépendance à Bagdad car il sait qu’au-delà de la communauté kurde, il bénéficie du soutien de populations, notamment arabes sunnites, que les Kurdes ont aidés ou recueillis après que leur territoire eut été pris par l’organisation État islamique. Et il ne faut pas oublier les chrétiens et les yézidis qui se sont également appuyés sur les Kurdes pendant l’offensive jihadiste.

Enfin, on peut aussi imaginer que les violences récemment commises par les milices chiites liées au gouvernement central ont encore davantage renforcé le positionnement des Kurdes à Kirkouk, la ville et la province. Tout porte à croire que cette population va voir l’installation d’une administration kurde d’un meilleur œil que l’arrivée de milices chiites.

Maintenant, le vrai problème, ce sont les oppositions régionales et celles de la communauté internationale.

Quelles sont ces oppositions régionales ?

Il y a d’abord la Turquie, premier partenaire économique de la région kurde, qui, au-delà d’une présence militaire dans le Nord, va exercer des pressions économiques sur les Kurdes, en stoppant notamment les exportations pétrolières via son territoire.

On sait que l’Iran voisin envisage aujourd’hui un blocus aérien, qu’il va également prendre des mesures de rétorsion économique et qu’il essayera sûrement de semer la discorde entre les factions kurdes pour faire capoter le projet d’indépendance. Le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, mouvement armé très implanté en Turquie mais qui s’installe de plus en plus en Irak, NDLR] est présent à Kirkouk et on sait qu’il ne veut pas du tout de cette indépendance.

De fait, ce n’est pas le fait d’avoir obtenu une victoire du "oui" à 92 % qui compte, mais la manière dont Barzani peut mettre ce résultat en œuvre. Or, compte tenu des pressions qui s’exercent déjà sur les Kurdes, on ne peut pas dire que l’indépendance soit quelque chose de faisable.

Les vieux rêves de Kirkouk, capitale du Kurdistan irakien, sont donc loin de se réaliser…

Oui. Tout d’abord parce qu’aux yeux des Kurdes, Erbil, l’actuelle capitale de la région autonome, est devenue une ville importante, une ville où ils ont beaucoup investi. De son côté, la province de Kirkouk reste tellement divisée et vulnérable aux violences - du fait de la présence encore importante de l’EI - qu’il est improbable que Kirkouk, la ville, puisse servir de centre au projet indépendantiste, si tant est qu’il se réalise.

Un "oui" qui obtient 92 %, cela signifie symboliquement que les Kurdes n’ont jamais perdu de vue l’indépendance. De l’Irak à la Syrie jusqu’à la Turquie, cette idée traverse les générations, elle fait partie de l’imaginaire nationaliste kurde mais le contexte ne peut pas amener à une politique kurde indépendante.

Ce que je vois se profiler, c’est plutôt un approfondissement de l’autonomie dont les Kurdes jouissent depuis la Constitution de 2005. Ils n’auront certainement pas tous les attributs d’un État. Mais ont-ils d’ailleurs intérêt à arrêter des frontières ? Par exemple, il serait très difficile pour les Kurdes d’assurer la sécurité de leur territoire si les voisins leur tournent le dos et si la partie arabe de l’Irak est dans une position de défiance.

Faut-il craindre une flambée de violences dans les zones disputées, dont Kirkouk fait justement partie ?

Les Kurdes vont essayer de faire du résultat du référendum une carte de négociations. Barzani a d’ailleurs déclaré que Bagdad devait cesser ses menaces et s’asseoir à la table des discussions. Pour l’heure, on ne sait pas quelle va être la réaction du gouvernement central. Va-t-on vers une confrontation armée ouverte ? Une négociation avec Massoud Barzani ?

Car l’une des plus grandes incertitudes réside effectivement à Kirkouk, où l'on ignore également comment vont réagir les milices chiites qui tiennent depuis plusieurs semaines des discours hyper-nationalistes. Hadi al-Ameri, l’un des plus influents chefs chiites irakiens, a récemment déclaré que l’indépendance kurde constituait une atteinte à la souveraineté de l’Irak, une trahison à la nation.

Fortes de leurs succès militaires contre l’EI, ces milices commencent à développer un discours nationaliste arabo-chiite assez virulent. Et le référendum pour l’indépendance des Kurdes ne fait qu’amplifier ce phénomène.