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Saudi Oger : l’empire Hariri refuse de les payer, des salariés français contre-attaquent

D'anciens salariés du géant saoudien de la construction Saudi Oger réclament toujours le versement d’arriérés de salaires et d’indemnités au fleuron de l’empire du Premier ministre et milliardaire libanais Saad Hariri.

"Les relations haut-placées de Saad Hariri, à Paris ou à Riyad, ne nous empêcheront pas de saisir la justice ou de demander un rendez-vous au procureur de la République". Me Caroline Wassermann ne décolère pas. L’avocate défend plusieurs dizaines d’employés français lésés par le géant saoudien du BTP Saudi Oger, propriété du Premier ministre et milliardaire libanais.

À l’instar de plusieurs milliers d’employés de plus de cent nationalités différentes, près de 260 expatriés français réclament le versement d’arriérés de salaires, de cotisations, de bonus et d’indemnités à l’ancien fleuron de la construction saoudienne. En cessation de paiement auprès de ses fournisseurs aussi, Saudi Oger, qui est endettée à hauteur de 4 milliards de dollars en prêts et doit près de 600 millions de dollars à ses anciens employés. Mais le groupe, qui a déjà licencié des milliers d'employés, risque à tout moment de mettre la clé sous la porte. "D’ici la fin juillet", avance même le quotidien libanais L’Orient-le-Jour.

"Nous défendons, avec mon confrère Me Jean-Luc Tissot, près d’une cinquantaine de salariés français expatriés qui n’ont pas été payés par ce groupe depuis le début de l’année 2015, jusqu’au milieu ou la fin de 2016, précise Caroline Wassermann à France 24. On dépasse pour certains d’entre eux les 100 000 ou 120 000 euros d’impayés".

Pour recouvrer les droits de ces Français "qui se trouvent confrontés à d’importantes difficultés financières encore aujourd’hui", de multiples requêtes ont été déposées au conseil de prud’hommes de Bobigny. "La juridiction française est compétente puisque ces employés sont munis au départ d’un contrat français, et que le siège social de Oger International, qui fait partie du même groupe, est localisé en Île-de-France", explique l’avocate.

Vers une plainte pénale pour abus de confiance

En attendant une décision, prévue pour septembre, elle envisage avec son confrère Me Jean-Luc Tissot de déposer une plainte contre X pour abus de confiance. En cause : des cotisations sociales pour la retraite prélevées par Saudi Oger, et non reversées aux caisses des organismes français concernés. "Ces infractions sont assimilables au délit d’abus de confiance par rétention de précomptes", argumente-t-elle.

Les deux avocats ont également adressé, le 26 juin, un courrier au ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, pour qu’il prenne en considération le cas de ces ressortissants français. "Sur place, l’ambassade de France est intervenue et a obtenu un versement partiel des rémunérations en juillet 2016 par le ministère du Travail saoudien, poursuit Caroline Wassermann. Nous pensons qu’un jeu de pressions internationales peut se faire pour obtenir le paiement de l’ensemble des sommes restantes".

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Sollicité par France 24, le quai d’Orsay a indiqué que "la situation des salariés français de Saudi Oger et de leurs familles fait l'objet d'un suivi attentif des autorités françaises". La diplomatie française rappelle que les salariés français du groupe "bénéficient d'un traitement particulier et reçoivent un premier versement effectué par les autorités saoudiennes". Un versement "qui a permis de dédommager une partie des arriérés dus, qui n'auraient pas été payés sans nos interventions".

Le ministère des Affaires étrangères ajoute que "des démarches collectives continuent d'être effectuées en Arabie saoudite" dans l'objectif de parvenir au versement de la totalité des sommes dues.

Il n’en reste pas moins que certains employés craignent un arrangement "diplomatique" à leurs frais entre Paris, Beyrouth et Riyad, afin d'éviter de froisser les bonnes relations qu’entretient la France avec ces deux pays.

D’autant plus qu’un épisode récent a provoqué leur indignation :  "Saad Hariri a récemment reçu des mains de François Hollande une des plus importantes décorations de la République française, commandeur de la Légion d’honneur, c’est une honte", accuse l’avocate.

"C’est un patron irresponsable, je le dis très clairement, car à cause de lui, de nombreux Français se trouvent confrontés à d’importantes difficultés financières et à des drames humains". Elle assure "qu’à aucun moment, le groupe, ou la richissime famille Hariri, n’a essayé de prendre contact avec nous pour discuter ou pour régler ces problèmes".

"Ils nous ont baladé pendant 9 mois"

France 24 a recueilli le témoignage de l’un de ces anciens employés qui se sont retrouvés parfois dans des situations ubuesques, obligés de continuer à travailler, dans l'espoir d'être finalement rémunérés, pour subvenir à leurs besoins, payer leur logement et les frais de scolarité de leurs enfants.

Étienne*, qui, après avoir occupé plusieurs postes opérationnels sur les chantiers pharaoniques du groupe en Arabie saoudite, a été licencié en juillet 2016 après 15 ans de bons et loyaux services. Il attend encore le versement du solde de tout compte qu’il estime à plus de 120 000 euros d’indemnités, de cotisations non reversées et de bonus.

"Les problèmes ont commencé en 2015, et les salaires impayés se sont accumulés, mais en interne, on nous garantissait que monsieur Hariri allait faire le nécessaire, que le groupe allait récupérer l’argent auprès des Saoudiens, confie-t-il. En réalité, ils nous ont baladé pendant 9 mois en nous promettant d’être payés au fur et à mesure, et nous, naïvement, parce que le même problème s’était présenté en 2013, et qu’il avait été réglé assez vite, nous les avons crus".

Sans revenus, certaines familles françaises ne pouvaient plus rembourser les crédits qu’elles avaient contractés en France. "Alors elles se sont endettées en Arabie saoudite pour faire face à la situation, sauf qu’ils ne pouvaient plus quitter le pays avant de rembourser la banque, raconte Étienne. Nous étions pris dans un engrenage à cause des montants que l’entreprise nous devait, on se disait que si l’on quittait le territoire nous ne serions jamais payés et nous perdrions tout".

Fadi*, un ancien employé libanais du fleuron de l’empire des Hariri, confirme ces propos : "Certaines familles libanaises sont encore bloquées sur place car elles sont dans l’incapacité de payer leurs dettes, elles sont ruinées cause de l’entreprise".

De leur côté, et malgré leur infortune, les victimes française savent qu'elle ne sont pas les plus à plaindre. "Nous avons eu de la chance de toucher une partie des sommes réclamées, grâce à nos actions auprès de l’ambassade de France, et de nombreux salariés ont pu ainsi rentrer chez eux, confie Étienne. Les autres travailleurs, les milliers d’Indiens, de Philippins par exemple, ont vécu l'enfer, sont partis de force et ne toucheront jamais rien, c’est scandaleux".

Un sort qu'a connu Fadi, qui s’est vu intimer l’ordre de quitter l’Arabie saoudite à l’expiration de son permis de travail, non renouvelé par Saudi Oger. "Nous avons été abandonnés à notre sort, jetés comme des malpropres alors que nous avons tout donné pour l’entreprise, enrage l‘ingénieur beyrouthin. Saad Hariri prétend régler les problèmes du Liban depuis qu’il est Premier ministre, alors qu’il est incapable de régler le dossier des impayés de ses anciens employés. Qu’il nous rende notre argent, et il n’entendra plus jamais parler de nous".

"Le système a fini par leur échapper"

Pour comprendre les raisons de l’effondrement de Saudi Oger, alors numéro deux du secteur du bâtiment en Arabie saoudite, des experts de la région et des médias du Golfe ont avancé plusieurs pistes. D’aucuns estiment que ce sont les mauvais choix stratégiques d’une direction en partie gangrénée par une corruption rampante qui ont plombé les comptes du groupe. "C’est une entreprise, qui avait tout pour réussir et devenir le numéro un du BTP dans la région, mais qui a toujours été fondamentalement mal gérée au niveau financier, sans parler des forts soupçons de corruption et de détournements d’argent", confirme Étienne.

Chez Future TV, "plus de 16 mois de salaires impayés"

C’est l’ensemble de l’empire Hariri qui vacille. France 24 a contacté des salariés libanais du groupe médiatique de la famille Hariri. Un salarié de la chaîne libanaise Future TV, porte-voix de la puissante famille sunnite, affirme que depuis janvier 2017, les salaires "ne sont versés qu’un mois sur deux".

Faute d’argent, leur dit-on du côté de la direction. Certains employés de la chaîne avaient accumulé à partir de 2015 plus de 16 mois de salaires impayés. "Si l’on se retourne contre lui et que l’on saisit la justice, qui va faire exécuter le jugement contre le propre Premier ministre du pays ?", s’interroge une salariée, qui a elle aussi requis l’anonymat pour s’exprimer, craignant des sanctions disciplinaires.

"Le volume de chantiers a baissé à partir de 2012, c’est à ce moment-là que la direction a commencé à commettre de graves erreurs stratégiques", poursuit Étienne. La chute chronique du cours du pétrole n’a pas arrangé la situation. "Au moment où les revenus du royaume ont commencé à baisser, l’entreprise a, au lieu de réagir en conséquence, multiplié les dérapages financiers et les embauches superflues". Le groupe finissait ses chantiers en cours avec les primes de démarrage des chantiers suivants, entraînant le groupe dans un cercle vicieux, assure l’ancien responsable opérationnel. "Le système qu’ils avaient créé, destiné à générer des fonds d’une manière discutable, a fini par leur échapper", juge-t-il.

D’autres sources affirment que le pouvoir saoudien a décidé de mettre fin à une gabegie chronique. Pour faire face à la baisse du prix du pétrole, et lutter contre la dépendance du pays aux hydrocarbures, Mohammed ben Salmane, le très influent nouveau prince héritier du royaume, a imposé une mutation économique. En conséquence, Riyad, qui aurait pourtant, selon l’agence britannique Reuters, une dette de 8 milliards de dollars auprès de Saudi Oger pour des travaux déjà exécutés, ne commande plus rien au géant du BTP. Quitte à l’asphyxier financièrement. Une négociation secrète, censée régler la crise entre les deux parties, a échoué au cours de l’été 2016, toujours selon Reuters.

"Les Saoudiens chercheraient à provoquer la faillite de Saudi Oger ou à obliger Saad Hariri à vendre ses parts, ils ne s’y prendraient pas autrement, décrypte un analyste économique basé au Liban, qui a requis l’anonymat. Si les banques saoudiennes créancières du groupe peuvent accepter de négocier plus tard avec le pouvoir, les salariés, eux, risquent d’être les grands perdants dans l’affaire".

Dans un entretien accordé en avril 2016 à Bloomberg, Mohammed ben Salmane affirmait que la monarchie avait réglé une partie de ses engagements au groupe de construction. "Mais c’est une société qui est endettée en Arabie saoudite et à l’étranger, donc, dès que nous leur transférons de l’argent, les banques le captent, mais si l’entreprise ne peut pas payer ses salariés, c’est son problème", avait asséné le nouvel homme fort du pays.

D’autres laissent entendre que Saad Hariri, même s’il est redevenu Premier ministre, n’est plus du tout en odeur de sainteté à Riyad. On lui reproche notamment d’avoir laissé le Hezbollah, le parti chiite pro-iranien, imposer sa domination politique sur le Liban. La question serait aussi d’ordre personnel : le Premier ministre n’entre pas dans les petits papiers du prince héritier, qui ne veut plus faire affaire avec lui dans le royaume.

"Il y a eu des erreurs, et si Dieu le veut, elles seront corrigées"

Confronté à ses responsabilités, Saad Hariri, qui a hérité de l’empire créé de toute pièce par son père, l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri, assassiné à Beyrouth en 2005, répond "Inch'Allah".

"Si Dieu le veut, ces problèmes vont se régler rapidement, un groupe de travail se penche sur cette question", avait-t-il assuré lors d’un entretien accordé au cours du mois de mai à la chaîne saoudienne Al-Khalijiyya, alors que son groupe n’a pas répondu aux sollicitations de France 24.

Et de concéder : "Il y a eu des erreurs, et si Dieu le veut, elles seront corrigées". Lors de l’interview, il a implicitement lié le sort de Saudi Oger au bon vouloir du pouvoir saoudien. "Le roi Salmane en personne a déclaré en toute franchise que l’État finirait par honorer ses engagements auprès de ses créanciers du secteur privé, et vous savez bien que notre principal client est justement le royaume".

Le milliardaire libanais ne s’estime pas responsable de la situation, affirmant que depuis son entrée en politique, à la suite de la mort de son père en 2005, il ne s’est plus occupé du groupe. "Je ne dirige pas Saudi Oger, ce sont mes frères et quelques directeurs généraux qui sont chargés de sa gestion", a-t-il affirmé.

Un discours qui écœure les anciens employés du groupe, qui le désignent, "lui qui est loin d’être ruiné à titre personnel", comme "le responsable direct" de Saudi Oger. "Même si dans leur monde à eux nous ne sommes rien, nous ne lâcherons aucun centime à ces gens-là, les Hariri, les Saoudiens et tous ceux qui gravitent autour d’eux, promet Étienne. Ce sont des bandits, il faut les empêcher de nuire à nouveau, d’autant plus qu’ils continuent à faire des affaires, à investir et à exploiter des gens".

*Prénoms modifiés à la demande des intéressés.