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Exposition à Paris : "The Enemy", la guerre racontée en réalité virtuelle

L’expérience The Enemy, présentée en première mondiale à partir de jeudi à l'Institut du monde arabe, à Paris, permet d’aller à la rencontre de six combattants de zone de conflit grâce à la réalité virtuelle.

Amilcar Vladimir s’avance dans la salle au sous-sol de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, torse nu et couvert de tatouages. Tout comme Jorge Alberto qui le suit de quelques pas. Ils sont tous les deux Salvadoriens. Le premier appartient au gang Barrio 18 et le second au groupe rival Mara Salvatrucha. Ils viennent parler de l’animosité qui les anime et pousse ces deux bandes à s’affronter dans un combat qui ensanglante le pays.

Mais ils ne sont pas physiquement là. Ce sont deux projections, fidèles aux modèles originaux, façonnées pour la première exposition sur les zones de conflit en réalité virtuelle qui se tient jusqu’au 4 juin. Baptisée "The Enemy" et réalisée par le photojournaliste et correspondant de guerre Karim Ben Khelifa, elle met en scène trois face-à-face entre combattants ennemis. Ce projet permet, équipé d’un casque de réalité virtuelle, “d’aller d’un côté à l’autre du front et réaliser que les rêves des combattants, leurs espoirs et leurs cauchemars se ressemblent bien plus souvent qu’on ne le pense”, explique Karim Ben Khelifa.

Le langage corporel en plus

Il a interrogé des membres de gangs salvadoriens, un Israélien et un Palestinien et deux combattants en RD Congo. “Oui, j’ai tué. Beaucoup. Énormément. J’ai même tué à coup de houe, à coups de pioche. À 14 ans, j’avais tué neuf personnes; tous des Tutsis”, reconnaît Jean Dedieu, un adjudant-chef de 32 ans du Front de libération démocratique du Rwanda qui représente les réfugiés hutus en RD Congo. Dans une autre salle, Abu Khaled, un combattant palestinien, le visage masqué, raconte : “Vingt-trois membres de ma famille sont morts en martyrs, parmi lesquels huit enfants de ma famille. Ma maison a également été détruite par les forces d’occupation israélienne et j’ai été gravement blessé”. En face de lui, Gilad, un Israélien en habit militaire décrit son ennemi : celui qui veut “avant tout m’extraire de mon environnement naturel, de ma vie, pour blesser les gens, ma famille et me faire partir”.

Ces rencontres permettent de confronter les points de vue et se rendre compte, si besoin était, qu’on peut être l’ennemi de quelqu’un, souvent pour des raisons qui nous dépassent. La réalité virtuelle donne corps à ce propos. “Le langage corporel, le mouvement exprime aussi quelque chose, tout comme leur simple présence qui fait qu’on est entre deux combattants et qu’on peut choisir qui écouter et dans quel ordre, c’est quelque chose qui est impossible à la télévision”, explique Karim Ben Khelifa.

L’expérience est en effet troublante. Le visiteur peut inspecter son interlocuteur sous toutes ses coutures, noter le petit bout de papier rouge qui dépasse de la poche arrière de l’un des membres d'un gang salvadorien ou observer de plus près le talkie-walkie accroché à la ceinture du militant palestinien. Ces combattants pixélisés ne quittent d’ailleurs jamais du regard celui à qui il s’adresse. Une petite touche de réalité augmentée permet à la projection de sentir les mouvements autour de lui.

Journalisme plus actif

Cette plus-value apportée par la réalité virtuelle représente aussi sa principale faiblesse. La prouesse technique, qui a pris quatre ans à se matérialiser, peut agir comme une distraction du discours de chacun des combattants. On se surprend à prêter davantage attention aux détails vestimentaires qu’aux témoignages.

Un travers qui peut être dû à la nouveauté. “C’est un journalisme beaucoup plus actif tel qu’il n’existe sans doute pas encore aujourd’hui”, reconnaît Karim Ben Khelifa. Pour lui, on est peut-être en train de passer de l’ère où la consommation de l’information se faisait “assis dans son divan, dans sa voiture” à celle où on peut se déplacer pour aller directement à la rencontre des acteurs de l’info. Les spectateurs doivent encore s’approprier les codes de ce type de narration pour se sentir à l’aise.

Le genre en est à ses balbutiements. Quelques réussites ont commencé à ouvrir la voie. Le documentaire Behind the Fence, qui propose d’être transporté en réalité virtuelle dans un camp de prisonniers en Birmanie, a remporté le prix du jury lors du dernier South by South West, le festival arts et tech d’Austin (Texas). Les participants au forum mondial de Davos en 2014 avaient été marqués par Project Syria, une expérience en réalité virtuelle qui permet de déambuler dans une rue d’Alep au moment où une roquette explose au sol.

Si toutes ces initiatives ont reçu un accueil critique bienveillant, il reste encore à convaincre le grand public. Une étape nécessaire : une expérience comme "The Enemy" a coûté 1,6 million d’euros à produire, soit bien plus que s’il ne s’était agi que d’un documentaire ou d’une exposition photos.