La famine menace de faire un nombre massif de victimes dans la Corne de l’Afrique et au Yémen faute de moyens suffisants. Selon l’ONG Solidarités International, la réponse politique est essentielle pour mettre fin aux crises alimentaires chroniques.
Des images de corps décharnés, de visages émaciés... Des populations contraintes de se nourrir de feuilles ou de semences... Au Soudan du Sud, en Somalie, au Nigeria, jusqu’au Yémen, la situation humanitaire ne cesse de se dégrader depuis quelques mois. Favorisée par la sécheresse, la violence et les conflits armés - et parfois la conjonction de ces trois facteurs -, la famine est telle que d’aucuns craignent un bilan humain bien plus grave qu’en 2011, où 260 000 personnes perdirent la vie dans la Corne de l’Afrique. Un spectre que l’ONU et son Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR) veulent écarter en multipliant les appels à la mobilisation internationale mais surtout aux dons.
Selon les derniers chiffres publiés par les Nations unies, 108 millions de personnes sont aujourd’hui à la merci de la famine et le risque de morts est plus que jamais "massif". Pour faire face à cette menace, il faudrait 4,4 milliards de dollars d’ici juillet. Or, l’ONU n'a reçu pour l'instant que 21 % de ces fonds, soit 984 millions de dollars, selon le porte-parole du Bureau de coordination des affaires humanitaires (Ocha), Jens Laerke. Pour Alexandre Giraud, directeur des Opérations de Solidarités International, la baisse des financements s’explique par le changement de politique des principaux pays donateurs, souvent recentrés sur des actions plus locales, voire frontalières.
France 24 : En Somalie, au Soudan du Sud, au Nigeria et au Yémen, plus de 20 millions de gens sont confrontés à la faim ou à la famine selon le HCR. La situation a-t-elle franchi un nouveau seuil critique sur le terrain ?
Alexandre Giraud : Depuis l’été dernier, les risques d’aggravation sont indéniables. La plupart des crises, principalement au Nigeria, Soudan du Sud, en Somalie et au Yémen ont un point commun : nous sommes face à des conflits, donc des causes humaines, qui durent. En tant qu’ONG, nous ne pouvons qu’atténuer la souffrance des populations alors qu’en réalité, il faudrait une résolution politique de ces conflits. Les humanitaires n’ont pas d’influence directe sur ce facteur.
Depuis 2017, il y a en plus un sous-financement de l’aide humanitaire. Les principaux donateurs comme la Grande-Bretagne, l’Europe ou les États-Unis, ont opéré un recentrage important sur leur territoire domestique et leur voisinage. Leur financement se concentre sur la protection de leurs frontières, la protection de leur État. Les dons ont baissé de façon drastique notamment pour la Somalie et le Soudan du Sud, où les crises sont chroniques et durent depuis un certain temps. Le facteur environnemental vient aussi compliquer les choses dans ces deux pays avec le contrecoup d’El Niño.
On parle de personnes se nourrissant de feuilles…. Comment faites-vous face à ces crises ?
Comme en 2012, nous sommes confrontés à des crises importantes mais je me méfie du sensationnalisme. Les populations peuvent s’adapter d’une zone à l’autre. Ce que l’on peut voir, ce sont des populations qui vont manger des semences qui ont été traitées parce qu’elles n’ont plus rien à manger, avec les conséquences sanitaires que cela implique.
Lorsque nous sommes confrontés à une crise aigüe à Solidarités International, on va emmener de l’eau par camion mais on va aussi renforcer la résilience de la population en travaillant sur les causes de la crise. Dans les problématiques de maladies hydriques comme le choléra par exemple, on va travailler sur les réseaux de distribution et former les autorités locales ou les communautés pour qu’elles soient autonomes dans la gestion des ressources en eau. La multiplication des crises chroniques fait qu’il est aujourd’hui impossible de prévoir quand notre intervention dans un pays pourra s’arrêter, on va donc apporter simultanément des réponses d’urgence et travailler sur la reconstruction, le renforcement des structures et la stabilisation. On fait tout en même temps.
En Suisse, la Chaîne du Bonheur a lancé une récolte de don, le Youtubeur français Jérôme Jarre a affrété 60 tonnes de vivres pour la Somalie. Ces initiatives médiatiques peuvent-elles nuire au travail des humanitaires ?
Ce sont deux approches différentes. Le système humanitaire est très organisé, très efficace dans des logiques d’intervention de masse mais le risque est le manque de flexibilité, d’innovation. Je ne connais pas ces initiatives mais je pense qu’elles doivent être faites en coordination avec le monde humanitaire. L’expérience fait que nous savons que beaucoup de bonnes idées peuvent avoir des effets négatifs sur le moyen, voire le court terme. Le meilleur exemple est les sacs de riz récoltés dans les écoles en 1992. Ces produits ne correspondent pas forcement aux besoins des populations sur place. Le temps de cuisson du riz était très variable ou encore du lait en poudre était envoyé alors qu’il n’y a pas d’eau potable…
Dans nos domaines d’intervention, qu’il s’agisse de la sécurité alimentaire ou de l’eau et de l’assainissement, nous avons des protocoles de qualité testés depuis longtemps. Cela nous permet de ne pas induire des effets directs ou indirects pour les populations. Mais nous avons besoin des deux approches car elles sont complémentaires. L’urgence humanitaire peut être compensée par la générosité publique. Nous sommes dans des logiques d’implication citoyenne car nous avons tous une responsabilité dans la résolution de ces crises.
Le Yémen connaissait une famine chronique avant la guerre. Est-ce que la situation s’est aggravée ?
Solidarités International n’était pas présente au Yémen avant le conflit et nous lançons actuellement nos premières opérations sur place. Déjà au début des années 2010, avant le conflit, on était sur des niveaux de malnutrition jamais vus pour cette zone du monde. Ces taux étaient parfois plus sévères que dans des pays où les crises nutritionnelles sont fréquentes. La situation humanitaire était très complexe mais avec peu d’exposition médiatique.
Les études anthropologiques permettent de comprendre les causes de cette malnutrition. Il y avait des questions culturelles, notamment par rapport à l’utilisation du Khat, un stupéfiant qui est utilisé de manière sociale et qui représente une grande partie des cultures au Yémen. Il draine aussi une grosse consommation d’eau, qui ne peut donc pas être dévolue aux cultures et à l’alimentation. Cela impacte beaucoup les revenus disponibles des ménages pour une alimentation équilibrée. Enfin, c’est un pays qui a finalement été maintenu dans une forme de sous-développement économique par ses voisins. Le conflit n’a fait qu’aggraver cette situation : les marchés ont été perturbés, les prix des aliments ont augmenté et une partie des infrastructures détruite.
S’achemine-t-on vers la plus grande crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale ?
C’est dur à dire et je n’aime pas sombrer dans le catastrophisme. La situation alimentaire actuelle est préoccupante mais ce n’est pas du jamais-vu. Nous savons traiter ce genre de situations. C’est juste la question des moyens qui se pose. En revanche, si on regarde la situation globale, depuis 4 ou 5 ans, on a une explosion des besoins humanitaires. Les conflits et les mouvements de population se multiplient. Ce n’est pas qu’on ne sait plus où donner de la tête en tant qu’humanitaire mais on est extrêmement sollicités sur beaucoup de terrains et les moyens ne suivent pas forcement pour y répondre. Nous avons les méthodes, les équipes mais pas les moyens de financement de l’aide humanitaire. La crise alimentaire s’ajoute à une situation tendue au niveau humanitaire. L’inquiétude est donc justifiée et réelle.
Quel pays est dans la situation humanitaire la plus critique en Afrique ?
Le Soudan du Sud est le pays le plus préoccupant. C’est un État jeune avec une guerre civile depuis sa création. Les dirigeants ne portent pas de projet politique, ne prennent pas en compte la souffrance de la population. Le niveau de développement est extrêmement faible et la situation sécuritaire ne cesse de se détériorer.