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Entre frontière et divisions politiques, comment le Brexit ravive les tensions du passé en Irlande du Nord

En Irlande du Nord, la perspective du Brexit fait craindre le retour des tensions intercommunautaires. Un autre scénario, longtemps jugé impensable, revient dans le débat public : et si les deux Irlande se réunifiaient ?

Le Brexit va-t-il rouvrir les plaies de l'Ulster qui, après trois décennies meurtrières, connaît enfin la paix ? À Belfast et dans toute l'Irlande du Nord, l'interrogation est partout alors que la sortie de l'Union européenne (UE) se profile.

Dans son discours de Lancaster House le 17 janvier, la Première ministre du Royaume-Uni, Theresa May, a annoncé un "hard Brexit" et une rupture "claire et nette avec l'UE". C’est-à-dire une sortie complète du marché unique et avec la fin de la libre circulation des personnes. Une ambition qui ne signifierait ni plus ni moins que la fermeture de la frontière entre les deux Irlande, symbole de la sérénité retrouvée après des années de conflits entre nationalistes et unionistes qui a divisé le pays durant plus de trois décennies.

Une Irlande du Nord intrinsèquement divisée

"En Irlande du Nord, le système politique est structuré par l'appartenance aux communautés unioniste (protestante) et nationaliste (catholique)", explique à France 24 Christophe Gillissen, professeur de civilisation irlandaise à l'université de Caen. "Beaucoup de protestants sont attachés avant tout à l'union avec la Grande-Bretagne, fût-ce au prix d'une sortie de l'UE. C'est la position du DUP [Democratic Unionist Party], parti majoritaire. Les milieux économiques sont nuancés. La plupart des catholiques préfèrent rester dans l'UE, et c'est la position défendue par les partis nationalistes, dont le Sinn Féin de Martin McGuinness."

Lors du référendum sur le Brexit de juin 2016, si le "remain" l'a emporté à 56 % dans ce bout de Royaum-Uni, c'est qu'un camp a mieux réussi à mobiliser ses troupes que l'autre", explique Viviane Gravey, chercheuse en sciences politiques à l'université de Belfast : "Une très large majorité de nationalistes a voté 'remain', alors qu’une plus faible majorité d’unionistes a voté 'leave'."

La chercheuse irlandaise note que la division est double. Contrairement à l'Écosse, où l'ensemble des circonscriptions électorales a voté contre le Brexit, l'Irlande du Nord est apparue plus partagée : "Les régions frontalières avec l’Irlande ont voté 'remain', alors que des parties de Belfast, ainsi que le nord-est de la région, ont voté 'leave'", rappelle Viviane Gravey. "Donc il y a à la fois une fracture entre l'Irlande du Nord et Grande-Bretagne sur le 'leave' et 'remain', mais aussi une fracture interne au pays."

Économie et peur de la frontière, les moteurs du 'remain'

Pour Christophe Gillissen, ce vote en faveur de l'UE a été fortement motivé par des raisons économiques : "Il y a eu la peur de la perte de certains fonds européens : la PAC (Politique agricole commune), ainsi que les financements européens pour les régions frontalières destinées à soutenir le processus de paix."

Pour Alexandra Slaby, maître de conférences à l'université de Caen et auteure de "Histoire de l’Irlande de 1912 à nos jours", "l'économie nord-irlandaise, vulnérable, a largement bénéficié des Fonds structurels européens. Mais le principal moteur du vote en faveur de l'UE reste la crainte de voir une nouvelle frontière s'établir entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande : la perspective du Brexit agite le spectre du retour d’une frontière en dur et des checkpoints, dont le souvenir traumatisant ramène aux heures les plus sombres du conflit en Irlande du Nord."

Viviane Gravey avertit : "Changer la frontière, c’est causer une profonde crise politique en Irlande du Nord. Si la frontière entre les deux Irlande se referme, il y a de forts risques de terrorisme – les postes-frontières seront des cibles faciles."

La frontière au cœur des revendications nord-irlandaises

Outre la dimension émotionnelle, les échanges commerciaux seraient pénalisés par de nouvelles barrières douanières ", pointe Alexandra Slaby. "Le Royaume-Uni est le premier partenaire commercial de Dublin. Il compte pour 16 % de ses exportations et 17 % de ses importations. En excluant les multinationales, le taux monte même à 40 % des exportations. Environ 400 000 emplois en Irlande et en Irlande du Nord dépendent de ce commerce."

D’autant que "Enda Kenny, le Premier ministre irlandais, s’emploie à défendre la conservation d’une Common Travel Area, la libre circulation des personnes", poursuit la chercheuse. Dans son combat, il a reçu le soutien du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, lors d'une conférence de presse à Bruxelles le 23 février où ils se trouvaient côte à côte. Juncker a affirmé : "La Commission européenne et le gouvernement irlandais travailleront étroitement ensemble pendant les négociations sur le Brexit. Nous ne voulons pas de frontière physique entre l'Irlande du Nord et la République [d'Irlande]".

Certes, le gouvernement britannique a annoncé qu'il ne souhaitait pas revenir aux frontières du passé. Mais dans les faits, laisser la frontière ouverte entre les deux Irlande comporte des risques. Celui notamment de faire de l'Irlande du Nord un sas d'entrée vers le Royaume-Uni : "Au vu de l’importance prise par l’immigration dans le débat britannique, il va être difficile pour le gouvernement londonien de barricader la 'porte d’entrée' britannique (la Manche) tout en laissant la porte de derrière (celle de l’Irlande du Nord) grande ouverte", analyse Viviane Gravey, l'universitaire de Belfast.

"Pour les biens, si le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord avec, sortent du Marché unique et de l’Union douanière, il devra y avoir un contrôle à la frontière afin de s’assurer que les biens importés sont bien déclarés, que les taxes sont payées… Car la frontière irlandaise sera une frontière extérieure de l’Union Européenne. Il y a déjà des problèmes de contrebande, en tabac et en carburant, entre les deux Irlande, des différences de niveaux de prix. Le Brexit aggravera le problème", détaille Viviane Gravey. Sans parler des inconvénients d'acheminement pour les Irlandais : importer leurs biens depuis le reste de l’UE au travers d’un pays tiers, –  le Royaume-Uni en l'occurrence –, ou changer les voies de transport, via des ferrys avec la Bretagne, par exemple."

Élections anticipées en Ulster

Cependant, la crise de gouvernance actuelle à Belfast complique un peu plus les négociations avec Londres. Le 9 janvier 2017, le vice-Premier ministre d'Irlande du Nord, Martin McGuinness, figure du Sinn Féin et ancien chef de l'Armée républicaine irlandaise (IRA), a annoncé sa démission. En vertu des règles qui régissent le partage du pouvoir depuis les Accords de paix de 1998, la défection de l’une des parties entraîne la démission forcée de l’autre, en l’occurrence la Première ministre, Arlene Foster, leader du Parti unioniste démocrate (DUP).

À l'origine de la crise politique, un problème local sans rapport avec le Brexit. La tension est latente entre le Sinn Féin et le DUP, notamment sur l'utilisation de la langue irlandaise. Mais c’est un plan d'incitation fiscal en faveur des énergies renouvelables porté par Arlene Foster qui a fini par cristalliser les tensions. Martin McGuiness a démissionné en guise de protestation et sur fond de problèmes de santé. "Le Brexit n’est ni la cause directe ou indirecte de la crise, mais la préparation de l’Irlande du Nord au Brexit pâtit clairement de cette crise", indique l'universitaire nord-irlandaise Viviane Gravey. Pour surmonter le blocage, l'assemblée nord-irlandaise a été dissoute le 26 janvier et des élections anticipées ont été convoquées le 2 mars.

Même si ce scrutin a vu l'avance du DUP sur le Sinn Féin fondre considérablement, le parti unioniste a conservé la majorité avec 28 sièges contre 27 pour les nationalistes. "La grande question est 'Est-ce que les partis élus arriveront à former un gouvernement ?' Si les négociations échouent, l’Irlande du Nord se retrouvera gouvernée depuis Londres à nouveau", s'inquiète la chercheuse.
"Il est absolument impensable que la nouvelle dirigeante du Sinn Féin, Michelle O'Neill, débute son mandat en acceptant de gouverner avec Arlene Foster. Elle a besoin d'asseoir sa légitimité et de tenir compte des électeurs nationalistes qui ont voté massivement pour son parti afin de sanctionner le DUP et sa dirigeante", explique Christophe Gillissen. "La seule issue, me semble-t-il, c'est qu'Arlene Foster cède sa place à un collègue du DUP, au sein duquel quelques voix critiques se sont exprimées contre elle."

Les élus disposent de trois semaines pour trouver un compromis. Passé ce délai, le ministre britannique des Affaires nord-irlandaises, James Brokenshire, aura deux possibilités : organiser un nouveau scrutin ou suspendre les institutions nord-irlandaises. C'est ce dernier scénario qui est estimé le plus probable par les analystes étant donné la proximité des dernières législatives organisées (mai 2016 et mars 2017).

"Cette solution a été utilisée à quelques reprises entre 2000 et 2007", rappelle Christophe Gillissen. "À chaque fois, les crises politiques ont été réglées dans le cadre de négociations menées en dehors de l'assemblée nord-irlandaise."

"Mais une telle suspension serait perçue comme un échec considérable, et dans un contexte où le Brexit ravive les tensions dans la région, elle serait un facteur supplémentaire d'instabilité politique", prévient le professeur de civilisation britannique." Si jamais le Brexit aboutissait à la mise en place d'une frontière dure entre le nord et le sud de l'île – hypothèse la plus probable à l'heure actuelle –, l'absence d'une Assemblée et d'un exécutif créerait un vide où les éléments les plus radicaux au sein de chaque communauté pourraient s'imposer, ou du moins renforcer leur influence. Le risque majeur, même s'il semble encore lointain, serait un retour à la violence politique."

La réunification est encore loin

Après les résultats du référendum du 23 juin 2016, un scénario est revenu dans le débat public : et si l'Irlande du Nord et la République d'Irlande profitaient de ces résultats pour se réunifier ? Les accords de paix de 1998 prévoient que les habitants de l'Irlande du Nord peuvent se prononcer sur leur destin par voie référendaire, et donc valider la réunification s'ils le souhaitent.

Dans les faits, cet engouement pour la réunification est loin d'être unanime : " il n'est pas sûr du tout aujourd'hui qu'une majorité l'approuverait. Parmi les électeurs qui ont voté contre le Brexit, certains voteraient contre la réunification de l'Irlande, d'autant que dans un contexte de grande incertitude, le statu quo peut paraître rassurant", explique Christophe Gillissen, le chercheur en civilisation irlandaise à l'université de Caen.

"La réunification est essentiellement portée en Irlande du Nord par le Sinn Féin qui a organiséun colloque sur le sujet à Dublin, intitulé 'For a United Ireland'", explique Alexandra Slaby. "Depuis le référendum [sur le Brexit], le Sinn Féin demande une consultation sur l’abolition de cette frontière et le rattachement de l’Irlande du Nord à la République d’Irlande qui est dans l’UE. Mais les unionistes refusent à 90 %…"

Cependant, tout comme pour l'Écosse, la décision d'organiser ou non le référendum, appartient au gouvernement britannique, qui doit justifier d'éléments laissant penser qu'une majorité de la population nord-irlandaise le souhaite. Actuellement, rien ne le laisse subodorer, et Londres ne voudra pas compliquer davantage la situation en tenant référendum en Irlande du Nord.