
À l'occasion de l'exposition "La guerre en culottes courtes" organisée à Gand, en Belgique, France 24 propose de découvrir l'histoire de Marina Yurlova. À 14 ans, lors de la Grande Guerre, elle a rejoint un régiment cosaque sur le front de l'Est.
Dans l’abbaye Saint-Pierre, à Gand, en Belgique, une exposition "La guerre en culottes courtes" met actuellement en lumière le vécu des enfants durant la Grande Guerre. Le visiteur suit notamment le parcours de sept d’entre eux, tous originaires de pays différents. Parmi eux, Marina Yurlova et l’histoire étonnante, mais pourtant méconnue, de cette jeune russe qui, pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, a porté l’uniforme, parcourant le front de l’Est comme n’importe quel autre soldat.
Cette fille d’un colonel cosaque n’est qu’une adolescente lorsque le conflit éclate. Elle vit alors auprès de sa famille dans la région du Kouban, près de la mer Noire. Mais le jour de la déclaration de guerre en août 1914, son destin bascule en quelques heures. Elle se retrouve embarquer dans le cortège de soldats en direction du front. "Je suppose que ça doit être difficile pour n’importe qui d’imaginer les sentiments d’une fille cosaque, qui se réveille dans un train quelque part dans le Caucase par un beau matin d’été, une fille de quatorze ans qui s’est trouvée emportée dans une contrée inconnue vers une mystérieuse frontière", a-t-elle raconté quelques années plus tard dans son autobiographie intitulée "Cossack Girl" et publiée en 1934. "Je n’exagère pas quand je dis que je n’avais ni remords ni peur. J’étais une Cosaque. Pour mes compagnes comme pour moi, un instinct aveugle nous dictait de suivre les hommes à la guerre".
"Mon cœur martelait sauvagement"
Au début, Marina est grisée par ce départ aux allures de fêtes où les chants des Cosaques emplissent les wagons. Perdue au milieu des hommes, elle devient la mascotte d’une unité cosaque. Son chef lui donne quelques corvées et la laisse s’occuper des chevaux. Mais très vite la réalité des combats la rattrape. Uniforme sur le dos, elle participe directement aux opérations militaires aux côtés de ses camarades. L’adolescente fait l’apprentissage de la guerre : 'Mon cœur martelait sauvagement ; j’étais terriblement, désespérément terrifiée. J’aurais donné n’importe quoi pour ramper n’importe où en arrière sans attendre le moindre coup de feu. Mes genoux étaient mous et faibles ; et je serrais les dents pour les empêcher de claquer'.
Lors de cette attaque, le dynamitage d’un pont, elle est la seule rescapée de son unité. Grièvement blessée à une jambe, elle échappe de peu à l’amputation. Malgré la douleur, Marina est déterminée à repartir au combat. À son retour sur le front, son courage est récompensé. Elle obtient la première de ses trois Croix de Saint-Georges, l’équivalent de la Croix de guerre en Russie. Devenue un soldat à part entière, elle se fond dans la masse. Elle arrive à faire oublier son statut d’enfant et de femme, même si parfois sa famille lui manque : "Quoique j’ai eu terriblement besoin de ma mère par moment, j’avais la sinistre détermination de rester dans l’armée jusqu’au bout".
Rattrapée par la révolution russe
Inconsciente, jusqu’au-boutiste, téméraire, la petite cosaque suit toutes les péripéties de la guerre. Elle marche avec l’armée russe à travers l’Arménie jusqu’à la Turquie. Elle se retrouve en première ligne, chargée de porter des dépêches entre l’état-major et le front. Encore une fois, elle se joue de la mort de peu. Mais les blessures à répétition l’ont affaibli et la font grandir prématurément. Marina est "épuisée physiquement et mentalement", comme elle le décrit dans son livre.
Un autre événement majeur de ce début de XXe siècle va aussi la faire vaciller ; la révolution russe. Alors que le tsar Nicolas II vient de tomber, le pays se retrouve à feu et à sang, avec les Russes blancs fidèles au Romanov d’un côté et les gardes rouges de Lénine et Trotski de l’autre. En 1918, Marina est en convalescence à Kazan, où elle fait face à ces nouvelles violences : "Les rues étaient plus que désertes, chaque entrée sombre paraissait hantée par une silhouette furtive qui rampait dans l’ombre à notre passage ; deux ou trois fois une bande de soldats en haillons sembla sur le point de nous arrêter ; et une ou deux fois on dut contourner un cadavre étalé en travers de la rue".
Emportée dans ce tourbillon de l’histoire, la jeune fille finit par fuir l’avancée des bolcheviques avec d’autres soldats. Elle part vers l’Est et se retrouve à l’autre bout du monde à Harbin, puis à Vladivostok. En 1919, elle obtient finalement un laisser-passer et embarque pour le Japon. "J’étais vide d’espoir et de crainte ; je n’avais pas de regrets du passé et pas de sens du futur", a-t-elle écrit pour décrire son départ de Russie, un aller simple définitif.
"Impossibles à inventer"
En cinq ans, Marina Yurlova a vécu un lot incroyable d’aventures, certaines paraissent même invraisemblables. A-t-elle romancée une partie de sa vie ? Pour Jean-Claude Drouin, auteur de la traduction de "Cossack Girl" sous le titre de "Fille de Cosaque" aux éditions de l’Harmattan, tout porte pourtant à croire que son histoire est authentique : "Il est possible que certains faits aient pu être aménagés ou empruntés à d'autres témoins, mais cela n'est qu'un sentiment. Le récit donne une très forte impression de vécu. Le contexte historique et géographique est précis. Les descriptions des lieux et des personnages semblent impossibles à inventer".
Lorsqu’il a découvert son témoignage, Jean-Claude Drouin a été frappé par la mine d’informations dont il regorgeait. "C’est une vision sur le terrain, très concrète, des événements sur le front de l’Est, du Sud-Caucase à la Turquie en passant par les territoires kurdes et l'Arménie, entre errances et batailles de l'armée russe. Il donne aussi une vision de la révolution bolchevique avec ses effets sur le conflit et ses bouleversements sociaux", estime-t-il. "J'ai lu un certain nombre de livre d'acteurs, tous masculins, du premier conflit mondial, mais celui de Marina Yurlova est absolument particulier, car je ne connais pas d’équivalent d’un témoignage d'une si jeune fille dans un tel contexte. Il y a eu d'autres femmes combattantes dans divers pays, mais seulement des adultes et pas en grand nombre". Malgré l’intérêt évident de cet ouvrage, Marina Yurlova n'est pas passée à la postérité. Exilée aux États-Unis, elle a exercé différentes professions, dont celui de danseuse, avant de mourir dans l’anonymat, à New York en 1984, bien loin du Caucase. A priori, sans jamais avoir revu sa famille.
L'exposition "La guerre en culottes courtes", à voir jusqu'au 2 avril 2017, Historische Huizen Gent - Abbaye Saint-Pierre, Gand, Belgique.