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Karadzic et Mladic jugés, la Bosnie-Herzégovine cherche toujours ses disparus

envoyée spéciale à Vogosca – Après quatre ans de procédure, le procès de Ratko Mladic, ex-chef militaire des Serbes de Bosnie, se termine le 15 décembre. Sur les 30 000 personnes portées disparues entre 1992 et 1995, 8 000 sont toujours recherchées aujourd’hui. Reportage.

Alma avait 12 ans, quand, au printemps 1992, elle fut enfermée dans une caserne avec sa mère, puis expulsée de sa ville natale, Vogosca. Son père et son frère, âgé de 21 ans, furent emmenés avec une vingtaine d’autres vers une destination inconnue. Près de vingt-cinq ans plus tard, ils sont toujours portés disparus.

Ces disparitions hantent encore la Bosnie-Herzégovine : sur 30 000 personnes disparues entre 1992 et 1995, 8 000 n'ont jamais été retrouvées. "Je veux savoir où se trouvent leurs tombes, je veux pouvoir m’y recueillir. Depuis toutes ces années, beaucoup de parents de ces disparus sont décédés en ignorant ce qui est arrivé à leurs maris, leurs enfants, leurs pères", s’indigne aujourd’hui Alma.

Le bureau de cette frêle fonctionnaire de mairie donne sur le monument dédié aux victimes civiles de la guerre. Toutes les localités autour de Sarajevo, la capitale, en ont un, pour ne pas oublier qu’en mai 1992, les forces du général Mladic, qui assiégeaient la capitale bosnienne depuis un mois, se sont livrées à une campagne de nettoyage ethnique dans les zones passées sous leur contrôle. Y compris à Vogosca, petite ville qui compte aujourd‘hui un peu plus de 11 000 habitants.

"Lorsqu'elle retrouve ne serait-ce qu’un os, la famille s’occupe de l’inhumation et s’apaise"

Comment faire le deuil d’un proche quand on n’a nulle part pour se recueillir ? Kada Hotic en sait quelque chose. Cette habitante de Srebrenica a perdu 56 membres de sa famille. Le corps de son mari a été retrouvé en 2003 ; celui de son fils, dix ans plus tard. "Tous ceux qui comptent un disparu dans leur famille se demandent où il est. Est-ce qu’il a été tué ? Est-ce qu’il a été égorgé ? Est-ce que son corps a été déchiqueté par des animaux ? Ou bien, est-il vivant quelque part ? Lorsqu'elle retrouve ne serait-ce qu’un os, la famille s’occupe de l’inhumation et s’apaise. C’est la fin", raconte-t-elle d’un ton las.

Aujourd’hui installée à Sarajevo, la septuagénaire se rend tous les jours au local de l'association "Les Mères de Srebenica". Situé au rez-de-chaussée d’un immeuble HLM d'un quartier populaire, le local est tapissé de photos de dépouilles recouvertes d'un linceul vert prises lors de la commémoration du génocide de Srebrenica en 1995. Tous les ans, le 11 juillet, la ville enterre ses "nouveaux" morts, ceux dont les restes ont été exhumés dans l’année.

Pour les familles, la recherche des corps est un chemin de croix. Certaines personnes n’hésitent pas à monnayer leurs informations sur l’emplacement des charniers, d'autres à les mettre sur de fausses pistes. Mais il existe aussi des sources fiables, prêtes à prendre des risques pour soulager leur conscience.

Ainsi, en 2015, Kada Hotic et plusieurs autres membres de l'association ont-ils localisé, presque par hasard, une fosse commune. C'est lors d'une halte dans les environs de Zvornik, alors qu'ils revenaient d'un déplacement à Belgrade, en Serbie, qu'ils sont approchés par un homme qui dit les avoir vus à la télévision. Il les guide à l'emplacement d'un charnier, en leur expliquant ne plus pouvoir "vivre avec ça". À l’endroit indiqué, 200 corps seront en effet découverts. Ils avaient été dissimulés sous une décharge.

Les corps, déplacés d’une fosse commune à l’autre, ne sont jamais retrouvés complets

À Vogosca, une vingtaine de fosses communes ont été ainsi localisées. Elles contenaient 297 corps. "Des années après, ces gens [les anciens combattants serbes, NDLR] ne pouvaient plus garder le secret. Nous respectons leur volonté de rester anonymes. Ils vivent au sein de leur communauté qui leur ferait payer le fait d’avoir parlé. Nous gardons pour nous leurs noms", explique Eset Muracevic, à la tête d’une association de victimes de Vogosca. Ce grand homme malingre a été détenu pendant sept mois dans un camp de la ville appelé "le bunker". Envoyé sur la ligne de front pour servir de bouclier humain, il a réussi à prendre la fuite. Seulement la moitié des 800 hommes ayant transité par ce camp ont survécu. Soixante-deux d’entre eux sont toujours portés disparus.

Les corps, souvent déplacés d’un charnier à l’autre pour tenter d’effacer les traces des crimes, sont rarement retrouvés dans leur intégralité. Un même corps peut avoir été dispersé entre plusieurs fosses communes. "Nous enterrons des invalides sans les extrémités du corps, sans le torse, ou bien sans la tête. On ne nous rend jamais un corps entier", témoigne Kada Hotic.

Tant que les corps n’ont pas été identifiés, l’administration bosnienne met toute la mauvaise volonté qu’elle peut à aider les familles de disparus. Sans certificat de décès du père ou du mari, pas de minima sociaux. Les conjoints survivants ont toutes les difficultés du monde à percevoir leur pension de réversion. "Nous savons que ces gens, raflés et détenus dans des camps, ont été tués. Et notre pays oblige les familles à aller déclarer que leurs proches sont décédés d’une mort naturelle pour pouvoir percevoir une aide sociale", se désole Eset Muracevic. L’association de victimes de Vogosca a porté l’affaire devant le comité des droits de l’Homme de l’ONU, en 2014, qui a estimé qu’il s’agissait d’un traitement inhumain et dégradant. Il a sommé la Bosnie de changer sa législation. En vain.

Une méthode d’identification des victimes à la pointe

Les corps retrouvés sont identifiés dans les laboratoires de la Commission internationale des personnes disparues (ICMP). L’ICMP, pôle de recherche ayant acquis une réputation internationale dans ce domaine, est une organisation fondée au lendemain de la guerre par l’ancien président américain Bill Clinton. Les familles de victimes fournissent des échantillons sanguins afin de permettre la comparaison de leur profil ADN avec ceux des restes retrouvés.

Quatre-vingt neuf pourcent des victimes du génocide de Srebrenica identifiées à ce jour ont bénéficié de ce procédé. L’ICMP intervient également en amont dès qu’une fosse commune est découverte ; et veille à ce que "l’inhumation soit faite dans les règles et les éléments de preuve préservés", précise Samira Krehic, une des responsables de l’ICMP.

L'effort d'identification des victimes et l'ouverture du premier procès sur le massacre de Srebrenica par la justice serbe le 12 décembre dernier contribuent à la reconnaissance des faits, 25 ans après la fin de la guerre. Mais la condamnation de Radovan Karadzic par le TPIY en mars 2016, à une peine de 40 ans de prison pour génocide et crimes contre l’humanité, n’a pas empêché l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie de recevoir en octobre une distinction honorifique "pour mérites particuliers", à l'occasion du 25e anniversaire de l'Assemblée nationale des Serbes de Bosnie. Une "politique de glorification des criminels de guerre", dénoncée par le Haut Représentant de la communauté internationale en Bosnie, l’Autrichien Valentin Inzko. Le verdict dans le procès de Ratko Mladic est attendu courant 2017.