Perçue un temps comme un modèle de modernité alliant islam modéré et démocratie, la Turquie dirigée par Recep Tayyip Erdogan a peu à peu glissé vers un régime despotique. Chronologie d’une dérive autoritaire en cinq étapes.
Comment Recep Tayyip Erdogan a-t-il fait progressivement basculer la Turquie vers un régime autoritaire ? Arrivé à la tête du gouvernement en 2003, le charismatique Erdogan offre à la face du monde l’image d’un islamisme modéré. Durant son premier mandat, rompant avec la violence des années 1980 et 1990, il est l’homme du miracle économique et des grandes réformes qui semble libérer le pays de ses pesanteurs conservatrices. Puis les avancées sur le front de la démocratisation laissent progressivement place à un autoritarisme rampant et à une politique de réislamisation de la société.
Du souffle du renouveau aux purges massives, retour sur les grandes étapes qui ont révélé le visage sombre d’un dirigeant qui règne d’une main de fer sur la Turquie depuis 13 ans .
2003 - 2007 : les années de l’espérance
De 2003 à 2007, Erdogan, à la tête du gouvernement turc, met en œuvre de nombreuses réformes qui mènent le pays à d’importantes avancées démocratiques dans le domaine économique, juridique et institutionnel. C’est aussi durant ce mandat que le Premier ministre fait progresser la candidature de la Turquie pour entrer au sein de l’Union européenne. L’AKP, le Parti de la justice et du développement, dont Erdogan est aussi le leader, devient un modèle qui parvient à faire cohabiter islam, démocratie et progrès économique. Une expérience unique dans le monde musulman.
Après 2007, l’AKP poursuit ses réformes mais l’enthousiasme des débuts s’est envolé. Les négociations avec l'UE piétinent. Les efforts pour résoudre le problème kurde laissent bientôt place à des mesures répressives. Le pays est secoué la même année par une crise politique et l’armée menace Erdogan d’un coup d’État.
De la démocratie musulmane au bonapartisme à la turque
En 2010, l’image du "démocrate musulman" respectueux de la démocratie et de la laïcité s’effrite. Erdogan poursuit l’engagement de la Turquie sur la voie de la réforme constitutionnelle en appelant les citoyens aux urnes afin qu’ils approuvent son projet de révision. Le référendum du 12 septembre lui donne satisfaction puisque le projet est approuvé à 58 % des voix. L’opposition voit dans cette révision de l’appareil judiciaire une remise en cause du principe de la séparation des pouvoirs. Les opposants accusent également le pouvoir de vouloir implicitement islamiser le pays, au détriment de la laïcité.
Le référendum de 2010 sonne le glas de la fin de la politique d’ouverture et de compromis. Le pouvoir, qui n’admet plus aucune critique, s’en prend violemment aux médias. Le nombre de journalistes emprisonnés est sans précédent dans le pays : en 2012, la Turquie détient le triste record du nombre de journalistes emprisonnés, dans un rapport du Comité de protection des journalistes (CPJ), avec 76 reporters sous les verrous.
Les conflits au Proche-Orient révèlent la face sombre d’Ankara
Si les tensions politiques se durcissent dans le pays, Recep Tayyip Erdogan renonce au même moment au destin européen de la Turquie. Il se tourne vers le Moyen-Orient où il aspire à jouer un rôle à la hauteur de ses ambitions.
En effet, le printemps arabe, la guerre civile en Syrie, le coup d’État militaire en Égypte, la désintégration en cours de l’Irak, vont indirectement porter un coup fatal à la démocratie. En mars 2011, la Turquie s'engage activement aux côtés des rebelles qui combattent Bachar al-Assad et s'enlise peu à peu dans le bourbier syrien.
La crise égyptienne participe également au renforcement de l’autoritarisme et du pouvoir personnel d’Erdogan. Pour la Turquie, Le Caire portait l’espoir de la réussite du modèle de l’AKP. Or la chute du président égyptien Mohamed Morsi suite au coup d’État du 3 juillet 2013 a profondément affecté Erdogan dans sa crainte d’être le prochain sur la liste. Contre la peur et la paranoïa, la meilleure défense reste l’attaque. Erdogan s’en prend alors sans distinction à ses adversaires autant qu’à ses alliés.
La contestation populaire de Gezi où l’autoritarisme assumé d’Erdogan
Parallèlement, en juin 2013, la Turquie est secouée par d’importantes vagues de protestations contre le gouvernement Erdogan. À l’origine, des militants écologistes protestent contre la destruction du parc Gezi situé sur la place Taksim, à Istanbul, au profit d’un important projet immobilier. Ces mouvements contestataires pacifiques sont violemment réprimés par la police. Erdogan applaudit des deux mains la répression qu'il a lui-même orchestrée. Le parc Gezi se transforme rapidement en plateforme d’opposition politique tous azimuts.
La même année, Erdogan se brouille avec Fethullah Gülen, son ancien allié. Celui-ci devient son opposant le plus virulent et l’accuse de glisser chaque jour un peu plus dans une pratique autocratique du pouvoir.
Le putsch du 15 juillet 2016, un prétexte inespéré
Dans la nuit du 15 juillet, des blindés militaires prennent d’assaut l’aéroport Atatürkà Istanbul. Peu après, des militaires s’emparent des locaux de la chaîne publique TRT. Dans un communiqué publié sur le site de l’état-major, les putschistes déclarent s’être rendus "totalement maîtres du pays".
Recep Tayyip Erdogan ne se laisse pas déstabiliser par le putsch et renverse la situation. Par un simple appel sur une chaîne de télévision, il réussit à faire descendre des dizaines de milliers de Turcs dans les rues pour résister. Erdogan profite de cette tentative ratée pour lancer une vaste opération de chasse aux opposants dans l’armée et la justice d’abord. Deux jours après le putsch avorté, quelque 6 000 militaires sont arrêtés, 104 putschistes tués et 2 745 juges démis de leurs fonctions. Les purges massives s’étendent aux secteurs des médias, de l’enseignement, de la police, aux associations et aux élus. Depuis, les arrestations se poursuivent. Les dernières en dates, celles des dirigeants du parti pro-kurde HDP.
Elles ne devraient pas s’arrêter de si tôt. La frilosité des Européens, secoués par la crise des migrants et la place stratégique que la Turquie occupe dans le conflit au Proche-Orient, ne fait que consolider chaque jour un peu plus la place majeure qu’Erdogan occupe dans le monde.