Un an et demi après le documentaire "Citizenfour" qui montrait Edward Snowden lors de ses révélations, Oliver Stone retrace la vie du lanceur d’alertes avant qu’il ne devienne lanceur d’alertes. Sans parvenir à percer le "mystère" Snowden.
Edward Snowden était fait pour Oliver Stone. Et inversement. Le premier jouit en tous cas d’un statut que le second a toujours essayé d’acquérir : celui du lanceur d’alertes. Tout dans l’affaire que l’ex-employé de la National Security Authority (NSA) a permis de mettre au jour semble avoir été paramétré pour répondre au cahier des charges du réalisateur américain : l’affaire d’État, l’espionnage de grande échelle, l’arrogance et l’hypocrisie de l’hyper-puissance américaine, le dévoiement de la démocratie, le rétablissement de la vérité, la fabrique du héros.
La filmographie d’Oliver Stone témoigne de son appétence pour les grands dossiers de l’Amérique moderne dont l’onde de choc traumatique n’a jamais vraiment cessé de se répandre : la guerre du Vietnam ("Platoon", "Né un 4 juillet"), le cynisme de la finance ("Wall Street"), l’assassinat de Kennedy ("JFK"), les présidences de Richard Nixon ("Nixon") et de George W. Bush ("W : l’improbable président"), le 11-Septembre ("World Trade Center"), etc.
La surveillance de masse en toute décontraction
Avec "Snowden", le cinéaste a pour ambition de relever deux défis. Celui, tout d’abord, de rendre intelligible un scandale dont la complexité technique a souvent nui à sa portée. Sur ce point, le film est réussi. Oliver Stone fait ici œuvre de pédagogie en illustrant concrètement la manière dont les services de renseignement américains peuvent, en dehors de tout cadre juridique, récolter et utiliser les données personnelles de n’importe quel citoyen du monde.
Dans une scène édifiante (et il y en a plusieurs), on voit ainsi un collègue d’Edward Snowden lui montrer le plus simplement du monde – et en toute décontraction – comment il peut accéder aux conversations téléphoniques, courriels et compte Facebook de la fille d’un riche homme d’affaires pakistanais que la CIA aimerait approcher. Le but de la manœuvre : recueillir des informations privées susceptibles de la pousser au suicide et affaiblir ainsi son père pour qu’il se montre davantage enclin aux confidences. Le machiavélisme de l’entreprise étant qu’aux yeux des services américains tout individu a quelque chose à se reprocher qui peut être utilisé contre lui.
Biopic tendance hagiographique
Le deuxième challenge du biopic "Snowden" est de lever le voile sur l’homme. De montrer qui est vraiment celui à l’origine de la plus grande fuite qu’aient récemment connue les services secrets américains. Paradoxalement, le pari s’avère plus difficile à relever. Peut-être parce qu’en 2014 le passionnant documentaire "Citizenfour" s’était déjà attelé à la tâche. On y voyait alors le vrai Edward Snowden qui, dans une chambre d’hôtel de Hong Kong, révélait à la caméra de Laura Poitras et à la plume du journaliste Glenn Greenwald l’étendue des programmes de surveillance des services américains et britanniques. Le film, qui reçut l’Oscar 2015 du meilleur documentaire, s’achevait sur le lanceur d’alertes comme subjugué par les chaînes de télévision diffusant en boucle son nom et son visage. Instant fugace et glaçant où il comprend que sa vie ne lui appartient plus.
En confiant à un autre le soin d’incarner Edward Snowden, la biographie filmée d’Oliver Stone donne corps à cette perte d’identité. C’est l’autre réussite du long-métrage. L’acteur Joseph Gordon-Levitt semble en tous cas s’être donné du mal pour adopter le phrasé si particulier de l’ancien administrateur système. Le comédien pousse le mimétisme à un point tel qu’on croirait que c’est l’ancien informaticien lui-même qui parle dans un autre corps. Aujourd’hui contraint à l’exil en Russie, Edward Snowden, en tant que personne physique, a quasiment disparu mais sa parole, elle, continue d’agir (notamment sur les réseaux sociaux ou lors de débats auxquels il participe en visio-conférence)…
Pour le reste, le film se conforme volontiers aux codes du biopic tendance hagiographie, se limitant à retracer sagement le parcours professionnel, intime et intellectuel de son sujet. Qu’apprend-on donc sur le personnage ? Qu’il dut renoncer à une carrière dans l’armée après s’être cassé les deux jambes, qu’il n’était pas insensible aux idées de la droite libertarienne, que ce sont les promesses non-tenues de Barack Obama sur la surveillance de masse qui l’ont poussé à agir… Côté vie privée, on découvre que le culte du secret auquel il était astreint a longtemps menacé la pérennité de son couple (avec sa compagne Lindsay Mills, interprétée ici par Shailene Woodley). On s’en doutait un peu.
La part de vanité
En dépit de ses éléments biographiques, la figure Edward Snowden reste difficilement pénétrable. Bien qu’Oliver Stone ait pris le parti d’en faire un héros, c’est-à-dire de le dépeindre en un citoyen ordinaire ayant eu le courage de faire une croix sur ses propres libertés pour sauver celles des autres, on continue de s’interroger sur la part de vanité qui a motivé son acte.
À cet égard, l’épilogue pose question. On se demande quel besoin le réalisateur avait-il de montrer Edward Snowden "himself" dispensant depuis sa retraite forcée en Russie une leçon de démocratie à un auditoire conquis. Quelle nécessité y avait-il à montrer le vrai après s’être justement amusé avec le faux, si ce n’est celle d’insister sur le caractère officielle de la biographie ? Cette fin quasi messianique ne sert en rien le film et ne manquera certainement pas d’alimenter un peu plus les critiques sur la mégalomanie supposée du personnage.
-"Snowden" d'Oliver Stone avec Joseph-Gordon Levitt, Shailene Woodley, Rhys Ifans, Nicolas Cage... (2h15)