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Les manifestations nocturnes de policiers se multiplient en France depuis l'agression de quatre d'entre eux dans l'Esssone. Mathieu Zagrodzki, chercheur associé à l'Observatoire scientifique du crime et de la justice, explique les raisons du malaise.

Les policiers ne décolèrent pas depuis l’agression aux cocktails Molotov contre quatre de leurs collègues à Viry-Châtillon, dans l'Essonne le 8 octobre. Chaque soir depuis neuf jours, des rassemblements réunissent plusieurs centaines de fonctionnaires un peu partout en France, en dehors du cadre syndical. Ces policiers réclament notamment l'amélioration des conditions matérielles d'exercice de leur métier, un assouplissement des règles de la légitime défense, ou encore l'instauration de peines plancher pour les agresseurs de membres des forces de l'ordre, mesure créée sous la droite et abrogée sous François Hollande.

Les syndicats, débordés par ce mouvement spontané, tentent aujourd'hui de reprendre la main. Alliance, premier syndicat de gardiens de la paix, Synergie Officiers, l'Unsa et des syndicats de commissaires viennent tout juste d'appeler à "des rassemblements silencieux" devant les palais de justice, chaque mardi.

Mathieu Zagrodzki est chercheur associé à l'Observatoire scientifique du crime et de la justice (OSCJ - CESDIP) et professeur à Sciences Po Paris, il explique les raisons de cette grogne qui ne faiblit pas.

France 24 : On sait les syndicats de police très puissants. Malgré tout, ils ne sont pas à l’origine de ce mouvement de protestation. Comment l'expliquez-vous ?

Mathieu Zagrodzki : Depuis quelques années, on assiste à une défiance grandissante de la base vis-à-vis des syndicats. Les syndicalistes sont perçus comme trop proches des acteurs politiques, coupés du terrain et comme portant plus les intérêts du syndicat que ceux des syndiqués eux-mêmes. Malgré tout, la profession reste très syndiquée. Pour prétendre à une mutation par exemple, il faut être soutenu les syndicats, si le policier fait l’objet d’une enquête, il aura aussi besoin de leur soutien.

Les syndicats tentent de reprendre la main sur le mouvement, peuvent-ils y parvenir et ont-ils intérêt à le faire?

De facto, le ministère de l’Intérieur ne peut discuter avec qui que ce soit d’autre. Les porte-paroles de ce mouvement spontané sont reçus ici et là, mais les accords se négocient avec les syndicats, il est difficile de faire autrement. Ont-ils intérêt à reprendre la main ? Je pense qu’ils ne peuvent pas faire autrement face à cette grogne sans précédent. Ce mouvement à une nature spontanée non encadrée, ils ont intérêt à essayer de rassembler leurs troupes, de revenir dans la danse sous peine de perdre de la crédibilité. Je ne les vois pas abandonner le navire.

Le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, accuse le Front National d’être derrière ce mouvement, êtes-vous du même avis ?

Non, je ne pense pas du tout que ce mouvement soit téléguidé ou déclenché par ce parti. L’appareil du Front National n’a pas de prise suffisante sur la police pour cela. Après, qu’il y ait des sympathisants ou des électeurs potentiels du FN dans la police, c’est un fait, comme c’est le cas dans le reste de la société française. Mais le parti n’est pas aux manettes selon moi, il n’a pas les ressources pour organiser un mouvement de ce type. Ce mouvement n’est pas politisé et n’a pas vocation à déstabiliser le gouvernement. Ce sont des gens de terrain qui manifestent leur ras-le- bol par rapport à leurs conditions de travail. Après, que le FN tente de récupérer le mouvement, c’est indéniable. Il n’y a qu’à lire les tweets de Florian Philippot.

Les manifestants font état d’une extrême méfiance vis-à-vis de la justice. Ils en dénoncent le « laxisme ». Ce n’est pas nouveau, mais le fossé semble se creuser. Pourquoi ?

Vous avez raison de dire que ce n’est pas nouveau, mais c’est de pire en pire. On l’entend depuis des années, depuis le début de ma modeste carrière de chercheur au milieu années 2000. Il y a en réalité une bataille entre les chiffres et la perception. La justice répond toujours avec plus de sévérité et les statistiques en attestent : augmentation des durées des peines, de peines de prison ferme, du nombre de prisonniers. Mais les policiers, eux, ne voit que la personne qu’ils arrêtent un jour et qu'ils revoient dans les rues le lendemain. Ils estiment que les mesures ne sont toujours pas proportionnelles à l’augmentation de la violence qu’ils constatent sur le terrain. C’est tout le problème de l’exécution des peines et du décalage entre le moment de l’interpellation, la durée de la procédure et l’incarcération.

Qu’est ce qui pourrait selon vous apaiser la colère des manifestants ?

Prodiguer les premiers soins, des bandages, du sparadra et du mercurochrome, soit promettre des recrutements et plus de matériels. Mais le problème est bien plus profond. Si on veut résoudre ce malaise policier, cela implique un changement de fond qui ne s’est pas fait depuis l’époque de la police de proximité [de 1998 à 2003, ndlr]. Il faut initier une réflexion sur le rôle des policiers dans la société. On doit redéfinir leurs missions qui sont aujourd'hui le terrorisme et les trafics. L’autre grand chantier est de repenser le lien entre la police et les citoyens. Il faut passer d’une police tournée vers les politiques à une police tournée vers les citoyens. En Grande-Bretagne, l’évaluation des commissariats se fait en partie sur la satisfaction des citoyens, et on est très loin de cela en France. Les statistiques ont peu de sens pour les gens, il faut donner un visage aux forces de l’ordre.