
À la suite de la liquidation judiciaire de Take Eat Easy, plateforme de livraison de repas à domicile fondée à Bruxelles, ses coursiers, rémunérés sous le statut d’auto-entrepreneur, ont décidé de mener une action collective en justice. Explications.
"C’est ici que prend fin l’aventure Take Eat Easy". En quelques mots, la cofondatrice de la start-up fondée à Bruxelles, Chloé Rosse, a annoncé, le 26 juillet, sur les réseaux sociaux la liquidation de l’enseigne emblématique de la livraison de repas à domicile. Une faillite classique en apparence. Sauf que l’entreprise ne faisait pas travailler des salariés pour assurer la livraison des plats mais des coursiers rémunérés sous le statut d’auto-entrepreneur. Et les quelque 2 000 livreurs [nous n'avons pas été en mesure d'obtenir les chiffres officiels] qui ont pédalé tout le mois de juillet sans être payés n’entendent pas en rester là. Comme dans toute liquidation judiciaire, les collaborateurs rémunérés sur facture, comme l'étaient les cyclistes, ne sont pas payés en priorité en cas d'insolvabilité. Les travailleurs lésés ont donc décidé de mener une action collective en justice pour obtenir gain de cause. Leur ultime solution : obtenir une requalification de contrat en tant que salarié.
"Pour le moment, nous sommes en train de mettre en place une action collective en lien avec un juriste et un avocat, indique à France 24 Matthieu Dumas, fondateur du Collectif des Coursiers Franciliens qui regroupe actuellement 500 cyclistes. Nous sommes dans une première phase de communication pour faire connaître notre action auprès des livreurs et déterminer qui peut y être éligible. Certains coursiers ont perdu de petites sommes qui vont de 200 à 400 euros. D’autres, qui travaillaient à temps plein, ont perdu entre 2 000 et 4 000 euros. Quelques cas particuliers ont perdu jusqu’à 20 000 euros."
Tout l’enjeu pour le collectif est de prouver qu’il y avait bien un lien de subordination entre les auto-entrepreneurs et la société Take Eat Easy. Matthieu Dumas ne manque pas d’arguments pour prouver l’existence d’un rapport employeur/employé. "Nous étions soumis tout d’abord au ‘système de strike’ : si on annulait un shift moins de 48 heures avant son heure prévue, on prenait un ‘strike’, c’est-à-dire un avertissement. À partir du deuxième strike, on perdait nos bonus, au troisième, on était convoqué, au quatrième, on était évacué du réseau." Aux sanctions s’ajoutent des créneaux horaires imposés et des factures autogénérées par la société.
Vers une jurisprudence aux Prud'hommes
Malgré tous ces arguments, l’action en justice des livreurs a très peu de chance d’aboutir, croit savoir Grégoire Leclercq, fondateur de l'Observatoire de l'uberisation, contacté par France 24. "Il est fort à parier que ce collectif n’obtiendra pas gain de cause. Par le passé, dans le droit français, ce type d’action collective n’a jamais été couronné de succès pour la bonne raison que chaque livreur a une situation différente."
Pour prétendre à un statut de salarié, les livreurs doivent en effet pouvoir prouver qu’ils étaient dans une situation de dépendance économique. Or, la majorité d’entre eux avaient recours à cette activité professionnelle pour arrondir leur fin de mois. "Difficile pour un étudiant, par exemple, de prouver qu’il pouvait prétendre à un CDI de 35 heures, souligne l’expert. Encore plus difficile pour les livreurs qui collaboraient chez les concurrents Deliveroo ou Foodora d’expliquer qu’ils auraient dû avoir un CDI chez Take Eat Easy". Ces derniers représentent d’ailleurs 60 à 70 % des auto-entrepreneurs de la start up belge.
Un autre point fait obstacle au succès du collectif, selon le spécialiste : "Quand on met en place une procédure de requalification en emploi salarié, c’est que l’on estime que la structure a les moyens de salarier des employés. Or on sait justement que le modèle économique de Take Eat Easy n’était pas rentable. On ne peut pas tirer sur une ambulance et demander à une entreprise moribonde d’embaucher une flotte de plusieurs centaines d’employés".
Reste un dernier point moral. "Vous ne pouvez pas non plus vous accommoder de la situation quand vous tirez des revenus qui vous intéressent, puis vouloir abattre l’entreprise lorsque la situation change, il fallait faire la démarche avant."
Un "énorme retentissement"
Un argument convaincant à un détail près : Matthieu Dumas a fondé le collectif avant le dépôt de bilan de l’entreprise. "J’ai commencé à me poser des questions sur l’ubérisation en janvier 2016, lorsque les bonus attribués aux week-ends de travail ont été supprimés sans préavis. Puis les minimums assurés par shifts ont été baissés. Mais à cette époque, je considérais encore que ça restait positif, donc ça ne me dérangeait pas."
Aujourd’hui, Matthieu Dumas est sans emploi. Il a été étrangement remercié de chez Deliveroo, son deuxième employeur, au même moment où ce dernier a appris qu’il avait monté le collectif.
En attendant que l’action collective soit définitivement engagée devant la justice, l’affaire devrait "avoir un énorme retentissement, estime Grégoire Leclercq. On ne l’imagine pas encore aujourd’hui, mais c’est une jurisprudence qui va directement avoir un impact sur les 220 plateformes actuellement existantes en France. Il y en a dans tous les secteurs, que ce soit le transport, la restauration, le déménagement, l'hôtellerie... L’arrêté de jurisprudence qui sera rendu mettra fin à une vraie instabilité juridique et définira les codes du travail de demain."
La décision ne devrait pas tomber avant 2018-2020.