
Vingt ans après avoir mis un terme à ses exactions abominables au Liberia pour devenir pasteur, le général Butt Naked est-il vraiment un repenti ?
Par un dimanche matin de février à Monrovia, la capitale du Liberia, quelques dizaines de personnes se rassemblent dans une église au toit de tôle pour écouter le prêche d’un ancien seigneur de guerre. Il se nomme Joshua Milton Blahyi, mais la plupart des Libériens le connaissent sous son nom de guerre des années 1990 : Général Butt Naked ("Général Cul Nul"). Blahyi, un homme robuste de 45 ans à la tête en forme d’obus, entre en scène vêtu d’un pantalon de costume noir et d’une chemise couleur crème. S’il a donné des sermons dans toute l’Afrique de l’Ouest sur le pouvoir du pardon et la perfidie des politiciens libériens, un de ses sujets de prédilection est sa propre personne. "En Afrique du Sud, j’ai eu le privilège de prêcher au Parlement" annonce-t-il fièrement à sa congrégation. "Alléluia ! Cela vous arrivera peut-être." À cet instant, un bout de papier tombe de sa Bible qu’un fidèle s’empresse de ramasser. "Garde-le en souvenir", lui dit Blahyi.
En 1980, Samuel Doe a pris la présidence du Liberia par la force. Blahyi affirme qu’il est ensuite devenu le conseiller spirituel de Doe et qu’il a eu recours à la sorcellerie pour l’aider à remporter son second mandat. (Doe a aussi eu recours à des méthodes plus prosaïques, en brûlant les bulletins de vote de ses adversaires par exemple.) Lors du réveillon de Noël 1989, Charles Taylor, un ancien membre du gouvernement libérien, a envahi le pays depuis la Côte d’Ivoire avec une centaine de soldats, faisant sombrer le Liberia dans la guerre civile. Un cessez-le-feu a été déclaré en 1996 et Taylor a été élu l’année suivante. Puis, en 1999, un autre groupe rebelle a lancé une offensive depuis la Guinée, déclenchant un deuxième conflit qui s’est poursuivi jusqu’à l’éviction de Taylor en 2003.
Dans les années 1990, la majeure partie du pays était aux mains de milices rivales. Dans le bush, ils s’affrontaient pour le contrôle des mines d’or et de diamant ; à Monrovia, ils se tiraient dessus dans les rues. Les chefs de milice avaient sous leurs ordres des dizaines de commandants rebelles, dont beaucoup portaient des noms improbables : Chuck Norris, One-Foot Devil ("le Diable à un pied"), Général Mosquito ("général Moustique") et son ennemi juré, Général Mosquito Spray ("général Bombe anti-moustique").
Blahyi a participé activement au conflit pendant environ trois ans. Sous le nom de Général Butt Naked, il a mené au combat plusieurs dizaines de soldats, les Naked Base Commandos, qui sévissaient principalement à Monrovia. Beaucoup de ces soldats étaient des enfants qui, comme leur commandant, ne portaient souvent qu’une paire de chaussures et des grigris. Blahyi, en déformant à sa guise la tradition animiste, prétendait ainsi qu’ils étaient "immunisés contre les balles".
"J’avais besoin de faire des sacrifices humains pour apaiser les dieux"
Le 6 avril 1996, l’armée de Taylor a tenté d’arrêter le chef de la milice à laquelle Blahyi était affilié, à Monrovia. Blahyi et d’autres commandants rebelles ont répliqué, donnant lieu à l’un des affrontements les plus meurtriers du conflit. Près de la moitié des habitants de Monrovia a dû fuir. Tandis que la ville sombrait dans le chaos, un témoin a vu apparaître Blahyi debout sur le toit d’un pick-up, entièrement nu, un fusil d’assaut dans une main et les parties génitales d’un homme dans l’autre.
Au total, près de 200 000 personnes ont été tuées au Liberia au cours de la guerre civile. À la fin du conflit, en 2003, l’accord de paix prévoyait la création d’une Commission vérité et réconciliation. Le groupe s’est réuni trois ans plus tard, mais les conditions étaient loin d’être idéales : aucun de ses membres n’avait jamais fait partie d’une telle commission auparavant, et ils n’avaient pas le pouvoir de prononcer des condamnations juridiquement contraignantes. Pourtant, le procès a été diffusé en direct dans tout le pays, à la radio et à la télévision. Blahyi a été le premier chef de guerre à témoigner. Dans une chemise blanche immaculée, il s’est exprimé avec une franchise étonnante. "Je tiens à dire pardon." Sous les flash crépitants des photographes présents dans les tribunes, il a laissé retomber sa tête et semblait pleurer. "Tout ce que j’ai fait était diabolique, c’était mal, inhumain."
Un des membres de la commission lui a demandé d’estimer le nombre de ses victimes. "Si je devais faire le calcul – si vous parlez du 6 avril, de toute la guerre ou de tout le mal que j’ai jamais fait –, j’arriverais au moins à 20 000 personnes."
Deux heures durant, il a témoigné du rôle qu’il avait joué dans la guerre. Il a avoué qu’il avait eu recours à des sacrifices humains et au cannibalisme pour acquérir des pouvoirs magiques. "J’avais besoin de faire des sacrifices humains pour apaiser les dieux. Dans chaque ville où j’entrais… ils me permettaient de faire mes sacrifices, notamment d’enfants innocents." Il a ensuite raconté l’histoire de sa conversion au christianisme, qui a eu lieu peu de temps après la bataille du 6 avril. Les membres de la commission, visiblement captivés par son récit, n’ont remis en cause que peu de ses affirmations. L’un d’eux a commenté : "Vous avez beaucoup de qualités de leadership."
Le témoignage de Blahyi a fait les gros titres dans le pays. Des inconnus le prenaient dans leurs bras dans les rues de Monrovia et des journalistes du monde entier sont venus l’interviewer. Le Daily Mail lui a consacré un article intitulé "Face-à-face avec le Général Butt Naked : 'l’homme le plus monstrueux du monde'". VICE l’a fait apparaître dans un carnet de voyage intitulé "Le guide VICE du Liberia", qui totalise plus de dix millions de vues sur YouTube. Bojan Jancic, pasteur d’une église évangéliste de l’East Village à New York, a vu la vidéo et il est devenu plus tard un de ses bienfaiteurs. Blahyi a écrit cinq livres : ses Mémoires, The Redemption of an African Warlord : The Joshua Blahyi Story, ont été publiées en 2013 par une petite maison d’édition chrétienne. Dans l’avant-propos, Jancic écrit : "C’est la première fois depuis la conversion de Saint-Paul sur le chemin de Damas que j’entends un récit aussi puissant."
Dans l’église au toit de tôle, Blahyi approche de la fin de son sermon. La nuit précédente, il a regardé un documentaire sur Whitney Houston. "C’était l’une des plus grandes pop stars au monde. Mais ce qui m’a marqué, c’est Kevin Costner, l’un de ses partenaires de jeu. Il raconte qu’elle a un complexe. Elle se demande toujours si le public va continuer à l’accepter. Même moi, que tout le monde considère aujourd’hui comme un prédicateur talentueux – un homme courageux qui a fait toutes ces choses par le passé, un héros –, je souffre toujours."
Blahyi parade dans l’allée centrale, se frappant la poitrine, sa chemise rendue translucide par la sueur. "Je ne suis pas comme la plupart des gens. Je sais que c’est impossible, mais Jésus m’aime." Il s’essuie le visage avec un mouchoir blanc. "Quand Jésus m’a trouvé, je répandais le mal autour de moi dans la rue, je venais de détruire la vie d’un enfant innocent. Et pourtant, il m’a appelé 'mon fils' !"
Le nouveau commandant
Il y a peu, j’ai passé une semaine en sa compagnie dans le New Georgia Estate, une banlieue de Monrovia. Il habite une maison modeste couleur moutarde, à l’alimentation électrique précaire et sans eau potable.
Un matin, Blahyi décide sur un coup de tête de participer à un match de foot. Il enfile un maillot blanc et s’assied sur le canapé du salon pendant que son neveu, un adolescent prénommé Emmanuel qui lui sert d’homme à tout faire, lui lace ses chaussures à crampons. Puis Ernest Nelson, l’un des nombreux demi-frères de Blahyi, le conduit dans un 4×4 gris métallisé le long des routes de terre battue accidentées du quartier. Blahyi se penche par la fenêtre, souriant et adressant des signes de main aux piétons comme un dignitaire en visite.
Le match de foot a déjà commencé lorsque nous arrivons, mais Blahyi s’élance sur le terrain sans attendre un remplacement. Il est un des seuls joueurs à avoir ses propres chaussures ; les autres doivent partager leur paire, qu’ils échangent lors des remplacements. Une pluie torrentielle s’abat sur le terrain, le transformant en véritable bourbier. Blahyi saute pour faire une tête, mais rate et atterrit dans la boue. La fin du match approchant et les deux équipes restant à égalité, il se plante devant les buts adverses. Il est clairement hors jeu, mais personne ne l’arrête. Il intercepte un tir, pivote sur lui-même et réussit à tromper le gardien de but. Quelques minutes plus tard, il marque à nouveau. Au coup de sifflet final, il trottine jusqu’au centre du terrain et frappe du pied dans la boue en signe de triomphe.
La plupart des Libériens sont chrétiens : les fondateurs du pays étaient des esclaves affranchis originaires des États-Unis, et la capitale du pays fut à l’origine baptisée Christopolis. Mais le protestantisme traditionnel coexiste depuis longtemps avec les croyances locales. Blahyi a de la famille dans le comté de Sinoe, une région peu peuplée du sud du Liberia. Quand il était petit, raconte-t-il, son père l’y a emmené et l’a laissé avec les "anciens", qui lui ont alors fait passer un rite d’initiation dans la forêt. D’après ses Mémoires, dont de nombreux passages lui donnent des airs de fable, il se nourrissait de craie pour survivre, volait dans les airs, et a été consacré grand prêtre d’une société secrète – un poste qui requérait qu’il se livre chaque mois à des sacrifices humains.
Harrison Shine Challar, un autre de ses demi-frères, m’a raconté qu’à l’époque il ne savait pas que Blahyi était grand prêtre ; de ce qu’il savait, ce n’était alors qu’un jeune rebelle. Leur mère lui donnait de l’argent pour acheter à manger pour la famille et il disparaissait dans les rues de Monrovia pendant des semaines d’affilée. Il a arrêté l’école après la troisième, et vendait ensuite des rafraîchissements et de la soupe au poulet au marché du coin, vêtu "d’une cravate violette, d’une chemise violette, d’un pantalon violet et de chaussures violettes" pour que tout le monde le reconnaisse bien. Il s’est ensuite mis au trafic de drogues et aux cambriolages. Parfois, m’a raconté Challar, Blahyi et lui travaillaient ensemble. Un soldat nigérian a un jour demandé à Blahyi de l’aider à obtenir des pouvoirs spirituels : Blahyi lui a prescrit un "traitement de sorcellerie" – un lavement, en réalité – et pendant que le soldat était indisposé, Challar lui a volé son argent.
L’intégralité de cet article écrit par Nick Pinto est disponible sur Ulyces, notre partenaire. Ulyces est un magazine qui publie des enquêtes, des grands reportages et des interviews exclusives (vous pouvez les acheter à l’unité ou vous abonner). "Le seigneur de guerre le plus cruel du monde est-il devenu un homme bien ?" a été traduit de l'anglais par Alexis Gratpenche d'après l'article "The Greater the Sinner" paru dans le New Yorker. Lisez aussi sur Ulyces l'histoire du prince gangster du Liberia.