À l'ère de "Pokémon Go", le virtuel supplante bien souvent le réel, au point de brouiller les lignes qui encadrent la notion de propriété. Dans le monde réel augmenté, à qui appartiennent les jardins, les tasses, les tableaux ?
Flânant dans les rues à la recherche des Pokémons qui obnubilent vos journées depuis plusieurs semaines, vous vous arrêtez net. Un Salamèche vient d’apparaître. Il est là, mignon et rare, en train de se la couler douce derrière le portail d’une maison.
Évidemment, la tentation est grande. Il suffirait d’enjamber la barrière, rien qu’une petite fois, il est là, juste derrière le grillage. Oui, sauf que le portail que vous vous apprêtez à franchir dans le monde virtuel des Pokémons est, dans le monde réel – vous savez celui dans lequel vous marchez depuis tout à l’heure –, ni plus ni moins qu’une propriété privée, légalement infranchissable sans accord du propriétaire des lieux.
À l’ère de "Pokémon Go", monde réel augmenté et monde réel ne semblent faire plus qu’un. Et pourtant : "La réalité augmentée n’est pas vraiment la réalité, c’est la traduction du monde réel dans un monde virtuel", explique Alain Bensoussan, avocat à la Cour d'appel de Paris et spécialiste en droit des nouvelles technologies de l'informatique. "Quand on traduit un roman du français à l’anglais, ce n’est plus le même roman !"
"Le droit est en état futur d’être"
Le monde réel augmenté est donc bien un nouveau monde, et face à lui, le droit doit inventer de nouvelles règles pour sortir de l’impasse. "Face à la réalité augmentée, le droit est en état futur d’être", nous dit-on du côté des spécialistes. Et parmi ses principaux défis, repenser la notion de propriété figure en tête de liste.
Derrière chaque Pokémon surgissant dans des lieux privés se dresse l’inévitable question : quand un espace virtuel chevauche un espace réel, à qui appartient-il ?
Des Pokémons aux espaces publicitaires en passant par l’art et le porno, nos mondes virtuels ne nous appartiennent pas toujours autant que l’on aurait pu le penser.
Dans le monde réel augmenté, ta tasse n’est plus ta tasse
Vous êtes tranquillement en train de boire un bon chocolat chaud maison dans votre tasse blanche préférée et de snapchatter l’événement à tous vos amis quand soudain, un logo Starbucks apparaît sur votre jolie tasse immaculée.
La scène ne s’est probablement encore jamais produite, mais pourrait devenir monnaie courante d’ici peu de temps. Il y a quelques semaines, on découvrait que Snapchat était en train d’envisager d’utiliser "un filtre d’image basé sur la reconnaissance d’objets" pour incruster des publicités directement sur les snaps postés par ses utilisateurs.
Un projet qui promet d’être plutôt lucratif : Snapchat pourrait en théorie utiliser n’importe quel recoin de son monde réel augmenté comme espace publicitaire. Autrement dit, le gros lot à zéro coût.
Mais Snapchat en a-t-il vraiment le droit ? Peut-il utiliser un espace virtuel comme espace publicitaire et en récolter les fruits – la notion de "fructus" en droit ?
"Snapchat est le maître de ce monde virtuel"
Vous pourriez très bien dire : "Eh attends un peu mon petit gars, cette tasse ne t’appartient pas, bas les pattes !" Mais pour Alain Bensoussan, vous aurez beau vous insurger, Snapchat aurait tout à fait le droit de se faire de l’argent sur le dos de votre malheureuse vaisselle innocente.
"Snapchat est le maître de ce monde virtuel, il ne le possède pas mais en est le maître", explique-t-il. "Pour pénétrer dans son monde, ses utilisateurs acceptent des conditions générales d’utilisation et ouvrent un compte. Ils consentent donc que le maître du monde virtuel fasse comme bon lui semble dans son monde."
"La tasse est deux fois"
Qui plus est, la tasse de Snapchat n’est plus vraiment votre tasse. Pourquoi ? Parce que la tasse qui se trouve dans le monde réel augmenté n’est pas la même tasse que celle du monde réel, "elle est deux fois".
Pour comprendre, prenons l’exemple de l’impression 3D. Si je veux imprimer une tasse en 3D, il me faut un code, celui qui permet de fabriquer la tasse réelle. Il y a donc bien deux tasses : le code et la tasse physique, qui est l’exécution du code.
Snapchat possède donc votre tasse, enfin sa représentation, et a bel et bien le droit de l’utiliser comme bon lui semble, puisqu’elle appartient à son monde. Et toc.
The funny thing about the list is most of the #PokemonGO players probably hav no idea/experience on any of those :-D pic.twitter.com/amXx4En4dR
— Rishi Bagree (@rishibagree) 17 juillet 2016
Dans le monde réel augmenté, la maison de ton voisin n’est toujours pas ta maison
Revenons à nos moutons, enfin à nos Pokémons. Vous vous souvenez, il y a encore ce Salamèche tout beau tout rond derrière le portail de votre voisin. Alors, vous enjambez la barrière ou pas ?
Pas si vous êtes raisonnable, car vous savez que vous risquez gros à vouloir chasser dans le jardin du voisin – la notion "d'usus" en droit. "Concernant les lieux privés, l’incursion non autorisée est susceptible d’être qualifiée d’atteinte au domicile ou d’atteinte à la vie privée, sanctionnable par l’article 226-4 du Code pénal d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende", précise Alain Bensoussan sur son site Internet.
L’algorithme ne sait pas faire la différence entre espace privé et public
Sauf que, dans le monde des Pokémons, tout vous pousse à tenter le diable. Les signaux physiques, les murs, les portes, les grilles, les trottoirs s’effacent pour ne laisser au joueur que les frontières psychologiques qu’il s’impose.
Par ailleurs, l’algorithme du jeu ne sait pas encore faire la différence entre espace privé et public, et chaque jour des Pokémons se retrouvent dans des salles de bain et des salons de particuliers, narguant par la fenêtre les dresseurs avides de nouvelles recrues.
Y a des gens qui jouent à #PokemonGO, ça fait 20 min qu'ils tournent autour de ma maison
le Salamèche était dans ma salle de bain
— lombric (@heidillique) 27 juillet 2016
Faut pas laisser les fenêtres ouvertes sinon les oiseaux entre dans la maison :/#PokemonGO pic.twitter.com/ZXlIGdcUJs
— Éolc. (@IamReckless) 19 juillet 2016
Et nombreux sont ceux à avoir déjà franchi le pas. Les exemples de violations de propriétés privées, jusqu’à ce Français arrêté en Indonésie après s’être incrusté dans une base militaire pour choper un Pokémon, sont légion.
Même si tout vous pousse à envisager le contraire, les propriétés privées restent donc, dans le monde réel augmenté, PRIVÉES.
Dans le monde réel augmenté, tu ne peux pas t’approprier la Joconde ou la déshabiller
S’il y a bien une seule limite dans la réalité augmentée, en tout cas en droit, c’est "le respect des bonnes mœurs", martèle Alain Bensoussan. Pour l’instant, ce que l’on incruste dans le monde réel augmenté est plutôt inoffensif – des petits Pokémons mignons – mais si un jour, on devait voir apparaître des corps un peu trop dénudés ou autres créations incongrues de l’esprit humain, ça pourrait être un peu plus problématique, explique l’avocat.
Voilà qui est dit. L’ultime volet de la propriété dans le monde réel augmenté, le droit de détruire ou de modifier un bien – "l’abusus" – n'est pas vraiment compatible avec la réalité augmentée.
Si j’incruste des cœurs sur un Picasso, je suis dans l’illégalité
Si vous aviez donc pour ambition de relooker un tableau de maître au musée avec votre smartphone, il faudra sûrement repasser. Si par exemple, j’incruste des cœurs (<3) sur "Les Tournesols" de Picasso en réalité augmentée au musée, je suis bel et bien dans l’illégalité. "Pas parce que je n’ai pas le droit d’incruster des cœurs sur le tableau, mais parce que je n’ai pas le droit de le prendre en photo", explique Alain Bensoussan.
Monde virtuel ou pas, le fait d’immortaliser sur son smartphone une œuvre soumise au droit d’auteur est interdit. Et si je le modifie, "c’est encore pire, il y a atteinte au droit moral de l’œuvre", précise l’avocat. Même dans votre monde réel augmenté, vous n’avez donc pas le droit de jouer au peintre prodige avec les œuvres des autres. Oui oui, même tout seul dans votre coin.
En ce qui concerne la réalité augmenté, le travail du juriste est donc parfois semblable à celui du chimiste : "À chaque fois, il faut compiler avec ce que le droit nous offre. Un coup il faudra aller chercher du côté du droit à l’image, un coup de celui du droit d’auteur, du droit du cinéma."
Le réel augmenté a beau remettre en question les usages traditionnels de la propriété, il ne va pas pour autant faire de nous des anarchistes.
Non, le monde virtuel n’appartient pas à tout le monde. Au contraire, "on va vers plus de propriété dans le monde virtuel", estime Alain Bensoussan. "Les gens achètent des codes d’accès, des accesoires, la propriété virtuelle se démultiplie !"
Avec tous ces "bébés-propriété", qui sait, peut-être que demain, tout le monde possédera sa petite maison virtuelle dans le monde réel. Si tel était le cas, attention toutefois à bien se munier d'un k-way étanche en cas de temps pluvieux.
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