
Pas de salaire, pas de papiers et des conditions de travail très dures : le sort des Nord-Coréens en Pologne a été mis en lumière par un récent rapport. Un exemple inédit de système de travail forcé organisé par un État.
La Corée du Nord a empoché environ 15 millions d’euros par an en provenance de Pologne ces dernières années. Pas versé directement par les autorités, mais via un système plus que douteux qui ressemble à de "l'esclavage d'État". Cette somme correspond aux salaires versés à des travailleurs nord-coréens, employés dans des conditions proches de l’esclavage, dépêchés en Pologne par le régime de Pyongyang pour y servir de vaches à devises. C’est l’une des conclusions d'un rapport sur le "travail forcé des résidents nord-coréens en Europe : le cas polonais", publié mercredi 6 juillet, par le Leiden Asia Centre, un centre de recherches néerlandais qui a travaillé avec diverses ONG, comme l’Alliance européenne pour les droits de l'Homme en Corée du Nord (EAHRNK) et des spécialistes du droit international du travail.
C’est un fait divers - la mort d’un soudeur nord-coréen en 2014 - qui a attiré l’attention de ces chercheurs sur le cas polonais. L’enquête a montré qu’il n’avait pas de papier, pas de vrai contrat de travail, ne touchait quasiment aucune rémunération pour ses 12 heures de labeur quotidien, et était étroitement surveillé par des représentants de la Corée du Nord pour l’empêcher d’avoir des rapports avec des personnes extérieures. Il était un esclave moderne en plein cœur de l’Europe.
Des hommes comme "produits d’exportation"
Les auteurs du rapport ont pu établir qu’il était loin d’être le seul dans ce cas. Ils seraient "des centaines, voire des milliers", d’après les responsables d’EAHRNK, à avoir été contraints au travail forcé en Europe par le régime de Pyongyang. La grande majorité d’entre eux finissent en Pologne… mais pas seulement. "Nous sommes en train de vérifier si ce système de travail forcé existe aussi dans les autres pays où se trouvent des ressortissants nord-coréens", explique à France 24 Remco E. Breuker, spécialiste de l’Asie à l’Université de Leyde, aux Pays-Bas, qui a supervisé la rédaction du rapport.
Pour pouvoir exfiltrer ses travailleurs en Pologne, le régime de Pyongyang s'est associé à des firmes polonaises peu regardantes sur la provenance de la main d'œuvre, pourvu qu'elle soit bon marché. Les sociétés ainsi constituées ont ensuite servi soit d'employeurs directs, soit d'intermédiaires pour placer ces travailleurs dans d'autres entreprises, à la manière d'une agence d'intérim. Si la Corée du Nord verrouille férocement ses frontières, rien n'empêche, en effet, les entreprises européennes d'employer des Nord-Coréens, pourvu qu'ils soient dotés d'un visa de travail.
Une fois les travailleurs en poste, ils ne touchent qu’une fraction de leur salaire (entre 0 et 30 %), tandis que le reste est directement renvoyé dans les coffres de Pyongyang, assurent les auteurs du document. Pour ce pays coupé commercialement du reste du monde, qui subit régulièrement des problèmes de trésorerie, cette manne financière est la bienvenue. "Les autorités nord-coréennes semblent traiter leurs concitoyens comme de simples produits d’exportation", résume Kevin Bales. Contacté par France 24, ce professeur à l’Université de Nottingham, en Angleterre, contribue au Global Slavery Index (l’indice de l’esclavage mondial, établi par l’ONG Walk Free Foundation).
Sous étroite surveillance
En Pologne, ces Nord-Coréens sont surtout employés sur les chantiers navals. Lorsqu’ils arrivent dans le pays, un "coordinateur" nord-coréen s’empare de leurs papiers d’identité, puis ils sont rassemblés dans des habitations basiques isolées du monde extérieur, avec comme consigne claire "de ne pas communiquer avec d’autres personnes dans le pays", explique Remco E. Breuker.
Ces immigrés "signent" des contrats de travail dont ils ne voient en réalité probablement jamais la couleur, soupçonnent les auteurs de cette enquête. Ces derniers ont pu consulter des documents où les signatures "semblaient être toutes faites par la même personne".
La "mère patrie" met tout en œuvre pour dissuader ceux qui seraient tentés de fuir de passer à l'acte. “Le régime choisit parmi les plus loyaux des sujets ceux qui sont mariés et ont des enfants, afin d’avoir un moyen de pression à distance”, précise Remco E. Breuker. Selon certains témoignages recueillis, les autorités vérifieraient même que le mariage est vraiment solide. À défaut, l’immigré pourrait être tenté de sacrifier femme et enfants pour échapper à son sort.
Tous ces Nord-Coréens sont aussi tenus d’assister à des réunions "idéologiques". Officiellement, elles servent à célébrer les valeurs nationales mais "c’est aussi l’occasion de demander à chacun de dénoncer les éventuelles fautes de ses voisins", relève Remco E. Breuker.
"La plupart des cas de travail forcé auxquels nous avons affaire sont saisonniers et mis en place par des groupes mafieux, explique Kevin Bales. Mais ici, c’est différent, il s’agit d’un système organisé sur le long terme et mis en place par un pays, un peu comme de l’esclavage étatique." Cet expert ne connaît qu’un exemple identique : le sort réservé aux travailleurs forcés en Allemagne durant la période du nazisme.
L’ambassade de Corée du Nord en Pologne a contesté les conclusions du rapport. "Tout ça est absurde, personne ne confisque les salaires, ils travaillent et gagnent leur argent", a assuré un fonctionnaire de l’ambassade, contacté par Les Échos.
Ces accusations de travail forcé en plein cœur de l’Europe pose aussi la question de la responsabilité de la Pologne et des autres pays. “L’Union européenne était au courant au moins depuis que j’en ai parlé à Bruxelles il y a quelques mois”, assure Remco E. Breuker. Il n’y a pas de doute, pour lui, qu’en l’espèce, l’UE se "rende complice, même involontaire, d’aide financière" à un régime très autoritaire.