
Censée être une mesure exceptionnelle, la vidéosurveillance continue des cellules pourrait être appliquée à d'autres détenus que Salah Abdeslam. Cette décision pose de sérieuses questions éthiques pour les défenseurs des droits des prisonniers.
La France franchit un nouveau pas vers la vidéosurveillance 24 heures sur 24 des détenus "dont l'évasion ou le suicide pourrait avoir un impact important sur l'ordre public". Ce traitement exceptionnel, décidé à la suite de l’incarcération et la mise en examen il y a un mois exactement de Salah Abeslam, a été validé le 20 mai par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil).
Depuis son transfert à la prison de Fleury-Mérogis (Essonne) le 27 avril, le principal suspect encore en vie des attaques en 13-Novembre à Paris et Saint-Denis est placé à l'isolement sous la surveillance non-stop d’une caméra à la demande du Garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas. Ce dispositif de surveillance n’étant autorisé par aucune loi, le ministère de la Justice s'est attelé à la rédaction d’un arrêté attendu avant la fin du mois de mai afin de "régulariser" la situation.
Selon l'AFP, le nouveau texte autorisera la vidéosurveillance des détenus "dont l'évasion ou le suicide pourrait avoir un impact important sur l'ordre public, eu égard aux circonstances particulières à l'origine de leur incarcération, et l'impact de celles-ci sur l'opinion publique". Ce qui signifie que le Garde des Sceaux n’exclut pas d’étendre le traitement au cas par cas à d’autre détenus : d’autres présumés terroristes, ou par exemple des pédophiles jugés dans des affaires très médiatisées ou suscitant l’émoi.
On se souvient du tollé provoqué par le suicide de Yassine Salhi, l'homme qui avait décapité son patron dans une mise en scène islamiste et qui s'est pendu fin 2015 dans sa cellule à Fleury-Mérogis. Ou encore l'émoi provoqué par la mort de ce directeur d'école de Villefontaine (Isère), mis en examen il y un an pour des viols sur des élèves et qui s’était pendu avant que n'ait pu avoir lieu son procès. "C’est donc l'émotion suscitée dans l'opinion publique qui va décider alors qu’on est face à une question qui remet en cause la dignité humaine", s’indigne Camille Rosa de l’Observatoire international des prisons (OIP), qui dénonce une mesure prise "en dehors de tout cadre légal".
Contraire aux droits humains
Jusqu’ici la vidéosurveillance en prison était limitée aux couloirs, aux zones d’accès, d’ateliers et dans les cellules de protection d'urgence pour une durée limitée de 24 heures seulement. Ces cellules dites "lisses" sont des pièces sans "point d'accroche", où la fenêtre ne peut être ouverte, et où le mobilier est "scellé" au sol. Elles sont réservées aux détenus en "crise suicidaire aiguë" pour une durée renouvelable de 24 heures. "Ce dont on s'est aperçu jusqu’ici, c'est que ces mesures étaient perçues comme extrêmement agressives et invasives pour le détenu jugé en 'crise suicidaire'", note Camille Rosa.
"C’est un principe basique, tout être humain a besoin d’intimité. Être surveillé 24 heures sur 24 toute une vie peut engendrer des comportements d’hypervigilance, un sentiment de persécution chez des personnes qui sont déjà paranoïaques, des passages à l’acte agressifs, des états dépressifs", explique le Dr Michel David, président de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP).
"N’avoir absolument aucun espace d’intimité, pour des personnes qui vont passer leur vie en prison, c’est assimilable à une forme de torture", dénonce Sarah Dindo, auteure de "Sanctionner dans le respect des droits de l'Homme : Les alternatives à la détention". Le droit à "disposer d’un espace privé" est reconnu par la Cour européenne des droits de l’Homme, rappelle la spécialiste qui s’étonne de l’approbation de la Cnil sur cette question sensible.
Une mesure contre-productive
L’OIP va plus loin en se demandant si l’exécutif n'est pas train de renforcer précisément ce qu’il entend combattre. "Le risque suicidaire, déjà très fort en détention (sept fois plus élevé qu’en liberté), augmente encore lorsque le régime de détention est particulièrement sévère...", pointe Camille Rosa. "En imposant de telles conditions de détention, humainement difficilement supportables, on fragilise psychologiquement le détenu et on contribue au renforcement du risque d'un passage à l'acte", explique-t-elle.
Pour sa défense, le ministère de la Justice a tout de même prévu une "zone d’intimité" où les images restituées par la caméra seraient "opacifiées". Et le projet d’arrêté stipule qu’il n’y aura "pas d’enregistrement sonore".
À quelques jours de la publication de l’arrêté qui officialisera cette petite révolution dans le monde carcéral, de nombreuses questions restent encore sans réponse, dont celle du coût de la mesure à l’heure où les effectifs manquent cruellement. Aujourd’hui, la France compte un gardien de prison pour 100 détenus, or la surveillance des écrans 24 heures sur 24 impliquera d’affecter des gardiens à temps plein sur cette tâche. "Il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment des conditions de vie des autres détenus", s’inquiète aussi Sarah Dindo.