
Alors que le Japon a rendu hommage, à l’occasion de la visite de Barack Obama, aux victimes d’Hiroshima, le pouvoir nippon refuse obstinément de se pencher sur les crimes commis, au siècle dernier, par l’armée impériale japonaise. Entretien.
La visite historique du président américain Barack Obama à Hiroshima, ville japonaise victime de la première attaque nucléaire américaine en 1945, a permis aux Japonais de commémorer la plus grande tragédie de leur histoire contemporaine. Un événement qui reste indissociable de l’émergence du Japon moderne.
Mais il n’en reste pas moins que des pans entiers de l’histoire contemporaine japonaise restent un tabou dans le pays. Esclavagisme et massacres de civils, exactions sexuelles contre les femmes, expérimentations sur des cobayes humains : le pouvoir japonais rechigne toujours à reconnaître les crimes commis sur le sol et contre les habitants de ses voisins asiatiques par l’armée nipponne, du début du XXe siècle jusqu’en 1945. Voire d’engager une réflexion sur le passé militariste et colonial de l’empire japonais.
Pour comprendre les raisons d’un tel malaise à l’égard d’un passé douloureux et l’aversion des autorités actuelles à se pencher sur l’histoire du pays, France 24 a interrogé Christophe Sabouret, ingénieur d’études au CNRS et historien du Japon.
France 24 : Pourquoi le Japon rechigne-t-il autant à se pencher sur son passé militariste et colonial, et sur les nombreuses atrocités qui lui sont imputées par ses voisins ?
Christophe Sabouret : Il s’agit d’une sorte de refoulement qui s’explique par le fait que le passé et le passif de cette sombre période sont entremêlés et liés au destin national actuel du pays. Remettre en cause le passé reviendrait à mettre en cause le présent. Jusqu’en 1945, les Japonais font la guerre, le clament haut et fort et en tirent même une certaine fierté guerrière. Or là où l’armée japonaise a combattu, il y a eu généralement des atrocités. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon était à genoux, mais les responsables sont restés au pouvoir, car s’il y a eu des simulacres de procès, un grand nombre de présumés criminels de guerre n’ont pas été inquiétés. Et pour cause, après la guerre, l’ennemi d’hier, l’occupant américain, est devenu l’ami du jour.
Alors que la Guerre froide s’enclenche, les Américains cherchent à s’appuyer sur le Japon pour contrecarrer l’expansionnisme communiste russe. Pour ce faire, ils conservent le système impérial, alors que de fait l’empereur était le chef de militaire du pays et responsable des crimes commis par son armée, et s’appuient sur les dirigeants qui étaient en place. Au final, la page n’a pas été tournée, les comptes n’ont pas été rendus. Vous avez donc aujourd’hui des dirigeants politiques issus du Parti libéral-démocrate, au pouvoir au Japon quasiment sans discontinuer depuis la fin de la guerre et fondé à l’origine, après le conflit, par des présumés criminels de guerre.
D’autant plus que le Premier ministre actuel, Shinzo Abe, est le chef de ce courant nationaliste…
Il existe dans les faits une continuité entre la période d’avant 1945 et celle d’après, c’est le même nationalisme et la même volonté de puissance, qui gouvernent le pays aujourd’hui. Je pense donc qu’on ne peut compter sur les responsables actuels pour lancer de sitôt une réflexion sérieuse sur les crimes commis le siècle dernier. Le cas de Shinzo Abe, qui se tient aujourd’hui aux côtés de Barack Obama à Hiroshima, est éloquent. Il n’est nul autre que le petit-fils du ministre des Munitions, en poste pendant la Seconde Guerre mondiale. Considéré comme un présumé criminel de guerre de catégorie A, il est lui-même devenu Premier ministre en 1957.
Loin de moi l’idée d’imputer aux fils les crimes des pères, mais toujours est-il que Shinzo Abe est l’héritier et le représentant affiché du même courant ultranationaliste qui était au pouvoir au Japon lorsque les atrocités ont été commises sur le sol de ses voisins asiatiques et qui est responsable d’un bilan de 20 millions de morts. Éviter de se pencher sur le passé, réfuter certains événements, permet au pouvoir japonais d’éviter de désigner les responsables des crimes et de remettre en cause la politique impérialiste de l’époque.
Ceci explique-t-il le fait qu’une partie des Japonais ignorent de pans entiers de leur histoire ?
Oui, il s’agit de l’une des explications, non pas que les Japonais soient inaptes à se pencher sur leur histoire, puisque le savoir existe et que certaines archives sont accessibles et que des historiens travaillent sur ce passé douloureux. En réalité, le pouvoir japonais a toujours eu la volonté de contrôler la question très sensible du récit de la guerre. Et cela passe par le contrôle des manuels scolaires et par leur censure. Si certains événements, comme l’esclavagisme sexuel des femmes dans les pays conquis par le Japon, sont relatés dans les manuels, parfois en détail, ils ne sont pas reliés les uns aux autres. Par conséquent, en étant ainsi isolés, ils ne sont pas inscrits dans le cadre d’une histoire globale, ce qui empêche de poser la question fondamentale du "pourquoi". C’est ce qui contribue aussi à bloquer la réflexion sur soi et sur le passé.