![Cannes, jour 10 : "Vulgaire, laid, grotesque"... un Festival de huées Cannes, jour 10 : "Vulgaire, laid, grotesque"... un Festival de huées](/data/posts/2022/07/21/1658403644_Cannes-jour-10-Vulgaire-laid-grotesque-un-Festival-de-huees.jpg)
On s'en doutait, c'est le sur-sophistiqué "The Neon Demon" de Nicolas Winding Refn qui a déclenché la première bataille d'Hernani du Festival de Cannes 2016. On s'en doutait aussi, "The Last Face" de Sean Penn est un navrant mélo humanitariste.
Ça y est ! La voilà enfin, la bataille d’Hernani que les festivaliers attendaient de pied ferme au bas des marches du Palais des festivals. Il aura donc fallu attendre les derniers jours de la quinzaine pour que la critique s’écharpe sur un film concourant pour la Palme d’or. On s’en doutait un peu, c’est Nicolas Winding Refn qui est à l’origine de la première – et sûrement unique – algarade critique du cru cannois 2016. Depuis jeudi, la Croisette se partage donc entre les pro et les anti-Refn, qui ont copieusement hué sa dernière livraison, "The Neon Demon" (il semble loin l'unanimisme autour de son polar stylisé "Drive").
Comme d’habitude, l’empoignade s’est déroulée sur Twitter, cette grande cuve de récupération du torrent critique qui suit chaque projection (et dire qu’il y a encore peu, il fallait attendre les journaux du lendemain pour mesurer l’accueil d’un film…). En 140 signes et presqu’autant d’adjectifs, on a donc dit de "The Neon Demon" qu’il était mordant, électrisant, lumineux… En un mot, "magistral". Mais aussi qu’il était laid, vulgaire, grotesque, inepte, prétentieux. Bref, que c’était une "daubasse", un grand "n'importe-quoi". On a même vu passer le mot "poujadiste", sans qu’on sache si c’était pour désigner le film, ses défenseurs, ses détracteurs ou les défenseurs de ses détracteurs (on a frôlé le point Godwin). Choisis ton camp, camarade ! Oui, mais lequel ?
Par amour de la chair fraîche
Une chose, d’abord : "The Neon Demon" est drôle. Son sujet, d’ailleurs, prête à rire. Il est même une cible facile de moqueries puisqu’il s’agit du milieu ultra-superficiel des top-models. L’histoire est celle de Jessie (Elle Fanning), adolescente de 16 ans dont l’envoûtante "beauté naturelle" fait chavirer le cœur du tout-Los Angeles de la mode (c’est le postulat de départ du film, libre à chacun ensuite de juger du physique de la diaphane actrice). Mais comme on est ici chez Nicolas Winding Refn, la success-story va vite virer au bain de sang entre collègues cannibales.
"The Neon Demon" fonctionne plutôt bien quand il se cantonne à la satire sur papier glacé d’un entre-soi obnubilé par l’apparence. On rigole aux vacheries que se balancent les mannequins, à la goujaterie d’un styliste mégalo, aux maniérismes malsains d’un photographe-star. On s’amuse aussi du passage au film gore, territoire jusqu’au-boutiste où se révèle tout l’appétit féroce de la haute couture pour la chair fraîche (et parfois froide, mais chut, ce n’est pas racontable). C’est piquant, cruel et assez jubilatoire. Comme un chic magazine de mode passé à la moulinette Dario Argento.
Le problème survient quand Nicolas Winding Refn (appelez-le NWR, c’est plus cool) se prend davantage au sérieux. Quand il se croit obligé de déployer l’étendue de son talent de faiseur d’images. Trop souvent, "The Neon Demon" comble les trous par de longuettes séquences dont la sur-sophistication plastique trahit une trop grande confiance en soi. 'Regardez comment, moi NWR, je filme bien. Comment je magnifie l’esthétique pubarde de luxe en la nourrissant d’expérimentations visuelles dignes des grands "créateurs" d’images' (une séquence, particulièrement, rappelle beaucoup les essais hallucinatoires d’Henri-Georges Clouzot pour "L’Enfer"). En voulant épingler la superficialité par la superficialité, le cinéaste finit par passer à côté de son sujet. Choisis ton camp, camarade Refn !
Un roman Harlequin tiers-mondiste
S’il est un camp auquel la majorité des critiques s’est en revanche ralliée sans mégotter, c’est bien celui des anti-"The Last Face", lui aussi abondamment sifflé lors de sa projection devant la presse. Passons rapidement sur cet embarrassant mélo humanitariste signé Sean Penn. On craignait le pire, cela va au-delà : on se croirait dans un roman Harlequin tiers-mondiste.
Tout est navrant dans cette histoire d’amour sur fond de conflits armés en Afrique. Les amants sont des caricatures d’humanitaires sexys au grand cœur (Javier Bardem est médecin, Charlize Theron est chef de projet dans une ONG). Les considérations sur la culpabilité et le devoir moral des riches face aux malheurs du monde sont d’une niaiserie abyssale. Les dialogues, indigents, sont assénés avec un tel aplomb qu’ils en deviennent drôles (un moment, docteur Bardem lance : "Je lui ai dit que je l’aimais mais je ne lui ai jamais dit que je l’aimais autant que je t’aime", ça va loin quand même).
Mais le pire reste cette manière d’esthétiser la guerre à coups de ralentis et de gros plans sur le visage d’enfants et de vieillards apeurés, de filmer les corps déchiquetés et les cadavres calcinés (devant lesquels on passe en faisant un signe de croix) sans se soucier de la portée de telles images, d’utiliser la misère – la grande, la vraie – pour regonfler son ego d’Occidental pourri gâté. On croit rêver quand le personnage de Charlize Theron nous explique en voix-off que c’est la "beauté des réfugiés" qui donne du sens à sa vie. C’est laid comme du néo-colonialisme compassionnel.
Sorti quelques mois avant Cannes, "Les Chevaliers blancs" de Joachim Lafosse montrait comment les discours universalistes pouvaient desservir l’action humanitaire. Le film, pressenti pour Cannes l’an passé, n'avait pas été retenu par les sélectionneurs. On se demande dès lors pourquoi celui de Sean Penn a passé le test. Ce n’est en tous cas pas lui rendre service que d’avoir inscrit ce gros ratage en compétition. La vitrine cannoise peut être impitoyable. Gus Van Sant en a fait l’amère expérience l’année dernière avec "The Sea of Trees". Résultat, le film est sorti un an plus tard sur les écrans. Et sous un autre nom. On souhaite bon courage aux distributeurs de "The Last Face" qui auront la lourde tâche, au moment de son exploitation, de faire oublier qu’il s’agissait du plus mauvais film du Festival de Cannes 2016.