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On connaît la chanson : le Festival de Cannes est népotique, sexiste, trop sérieux et toujours à l’affût d’un scandale. L'édition 2016, qui se tiendra du 11 au 22 mai, fera-t-elle figure d'exception ? Revue de détails.

• On prend les mêmes et on recommence

On connaît la chanson. Chaque fois que les organisateurs lèvent le voile sur leur sélection, le grand public entonne le petit air désabusé du "Cannes, c'est toujours les mêmes". Certes, les statistiques parlent d'elles-mêmes. Sur les 21 films qui se disputeront la Palme d'or du 11 au 22 mai, seuls quatre sont le fruit de réalisateurs n'ayant jamais eu les honneurs de la compétition, à savoir l'Allemande Maren Ade, le Brésilien Kleber Mendoça Filho, le Français Alain Guiraudie et le Roumain Cristi Puiu. Quatre auteurs certes assez confidentiels, mais pas totalement inconnus des amateurs de cinéma. Les deux premiers ont déjà écumé les festivals internationaux avec leurs précédents films, les deux autres se sont déjà rendus sur la Croisette pour défendre leurs œuvres en sélection parallèle.

Il est vrai que les autres sont des "habitués" de la compétition cannoise. Déjà palmés, Jean-Pierre et Luc Dardenne (deux fois) ainsi que Ken Loach (une fois) ne peuvent sortir un film sans être systématiquement inscrits sur la grille de départ. Et on imagine mal le Canadien Xavier Dolan, le Roumain Cristian Mungiu ou encore le Français Olivier Assayas se faire recaler les prochaines années.

Reste que le festivalier, d'humeur changeante, n'hésite jamais à allumer un feu de joie lorsqu'un "vieil abonné", disparu des radars, refait son apparition dans la course (comme c'est le cas cette année pour Pedro Almodovar et Paul Verhoeven). Ou à pousser des cris d'orfraie quand un "pensionnaire" est écarté des festivités (comme Bertrand Bonello cette année ou Arnaud Desplechin lors de l'édition précédente).

Accusé de verser dans le copinage, Thierry Frémaux, le sélectionneur en chef du Festival, préfère parler de loyauté à l'égard de réalisateurs comptant parmi les meilleurs au monde. On ne saurait en effet contester pareil statut aux frères Dardenne, Jim Jarmusch ou encore Bruno Dumont (toujours bons même quand ils le sont moins). Mais nous ne sommes jamais à l’abri d’un accident : l'an passé, le plus mauvais film de la compétition – en l'occurrence "Nos souvenirs" - portait la signature d'un grand cinéaste – en l'occurrence Gus Van Sant. Preuve que le prestige du nom seul ne suffit pas toujours à garantir un grand film.

Les pourfendeurs du népotisme cannois pourront toujours se rabattre vers Un certain regard. Cette année, la sélection parallèle semble avoir renoué avec sa vocation initiale de défricheuse de talents. Pas moins de sept long-métrages figurant au programme sont des premiers films. Pour la plupart inconnus du grand public, les réalisateurs viennent d'horizons divers : Japon, Singapour, Israël, Égypte, Finlande, Argentine, Russie…

Pour cette 69e édition, on saura donc gré aux équipes cannoises d'avoir su maintenir un juste équilibre entre une compétition de solides habitués et une section Un certain regard prometteuse en termes de découvertes.

• Que d'hommes, que d'hommes…

Il est un autre procès dont le Festival de Cannes fait irrémédiablement l'objet : celui en sexisme. Force est de constater que cette année encore, les réalisatrices sont faiblement représentées en compétition. On en compte trois en tout et pour tout : la Britannique Andrea Arnold, la Française Nicole Garcia et Maren Ade déjà citée plus haut.

Du côté des sélectionneurs, la défense est la même : Cannes n'est que le reflet de ce que produit l'industrie du cinéma, à savoir un cinéma majoritairement masculin. En clair, tant que les producteurs ne feront davantage confiance aux femmes, le Festival ne pourra garantir la parité. À moins qu'il ne s'astreigne à une politique de quotas (ce qu'il ne souhaite pas).

Accordons aux organisateurs le mérite d'agir là où ils le peuvent. En veillant notamment à l'équilibre des genres dans le jury. Le conclave du cru 2016, présidé par George Miller (le papa de "Mad Max"), sera donc composé de quatre jurés femmes (l'actrice américaine Kirsten Dunst, la Française Vanessa Paradis, la comédienne et réalisatrice italienne Valeria Golino et la productrice iranienne Katayoon Shahabi) et quatre jurés hommes (l'acteur canadien Donald Sutherland, le comédien danois Mads Mikkelsen, le cinéaste français Arnaud Desplechin et le réalisateur hongrois Laszlo Nemes).

À défaut d'être derrière la caméra, c'est devant celle-ci qu'on verra les femmes à l'œuvre durant la quinzaine. L'une des tendances de la compétition 2016 veut en effet que la plupart des rôles principaux soient féminins. Pour faire vite, disons qu'on verra une femme mal mariée en quête d'amour absolu (Marion Cotillard dans "Mal de pierres"), une chef d'entreprise obsédée par son agresseur (Isabelle Huppert dans "Elle"), une assistante de mode tentant de communiquer avec le fantôme de son frère (Kristen Stewart dans "Personal Shopper"), une propriétaire luttant contre la gentrification au Brésil (Sonia Braga dans "Aquarius") ou encore une jeune top model aux prises avec des cannibales (Elle Fanning de "The Neon Demon").

Un cinéma d'héroïnes dont Pedro Almodovar s'est fait la spécialité et qu'il devrait porter à son sommet avec "Julieta", l'histoire d'une femme tâchant de renouer avec sa fille disparue depuis 12 ans.

• C'est un scandale !

Cannes sans ses controverses, c'est comme un film de Ken Loach sans la classe ouvrière : impensable. Depuis l'annonce de la sélection 2016, la presse y va de ses conjectures pour trouver celui par qui le scandale arrivera. Paul Verhoeven choquera-t-il la Croisette comme au temps de "Basic Instinct" ? "The Neon Demon" du Danois Nicolas Winding Refn portera-t-il la violence à un degré limite du supportable ? Alain Guiraudie filmera-t-il des scènes de sexe non simulé comme il l'avait fait pour "L'Inconnu du lac" ? Le scandale des "Panama Papers" rattrapera-t-il un autre cinéaste que Pedro Almodovar ? Les intermittents du spectacle vont-ils venir perturber la fête ? Alain Finkielkraut se fera-t-il déloger des soirées debout ? Le suspens est insoutenable.

Soyons honnêtes, les bons gros scandales qui firent longtemps le sel du Festival (le poing levé de Maurice Pialat, les orgies culinaires de "La Grande Bouffe", la colère des photographes contre Isabelle Adjani, etc.) semblent aujourd'hui relever des temps glaciaires. D'un point de vue strictement cinématographique, il y a bien longtemps qu'une Palme d'or n'a pas provoqué une nouvelle bataille d'Hernani (la dernière étant peut-être "Underground" en 1995).

Pour ce qui est des à-côtés, les dernières traces d’une polémique au retentissement international remontent à l'édition 2011, lorsque Lars von Trier avait jugé bon de provoquer son monde en affirmant ressentir de la compassion pour Hitler. Depuis pas grand-chose… L'an passé, le ramdam suscité par les propos de Catherine Deneuve sur Dunkerque (une ville triste où "ce qui marche vraiment, ce sont les cigarettes et l'alcool") n'avait pas duré 48 heures.

De fait, avec l’avènement de réseaux sociaux qui répètent, déforment et amplifient tout ce qui peut se dire ou se voir, les artistes font preuve d'une prudence de Sioux lors de leurs déclarations et apparitions publiques. Résultats, les conférences de presse sont assommantes de bons sentiments et les montées des marches réglées comme du papier à musique de chambre. Lors de la précédente édition, il avait fallu attendre que Sophie Marceau rencontre un indélicat problème de robe sur le tapis rouge pour que l'Internet, que l'on sait particulièrement inflammable, connaisse quelques convulsions. C'est dire…

• Bonjour tristesse

Autre reproche régulièrement formulé à l'égard du Festival : sa propension à verser dans le glauque. Cannes, rétorquent ses programmateurs, a l'ambition d'être le reflet du monde, et force est de constater qu'en ces temps troublés, rares sont les sujets prêtant à la rigolade (on notera au passage que l'argument vaut pour toutes les époques).

Cette année, il faudra s'armer d'un moral d'acier pour ne pas sombrer sous le déluge de joyeusetés promis par la compétition. Aussi traitera-t-on de racisme chez l'Américain Jeff Nichols ("Loving"), de déclassement social chez Alain Guiraudie ("Rester vertical") et Ken Loach ("Moi, Daniel Blake"), de narcotrafic chez le Philippin Brillante Mendoza ("Ma'Rosa"), d'asservissement chez le Sud-Coréen Park Chan-wook ou de crise humanitaire chez Sean Penn ("The Last Face"). Bien évidemment, il sera également question de la mort, annoncée dans "Juste la fin du monde" de Xavier Dolan ou survenant mystérieusement dans "La Fille inconnue" des Dardenne.

Contre toute attente, c'est du côté de l'austère Bruno Dumont qu'il faudra lorgner pour se décrocher la mâchoire (de rire). Seul film de la compétition présentée comme une comédie, "Ma Loute" se veut une satire sociale burlesque mettant en scène des bourgeois décadents (Juliette Binoche, Fabrice Luchini) du début du XXe siècle. Avec en toile de fond, une enquête sur des meurtres en série. Faut pas trop déconner non plus.

Hors compétition, les choses seront un peu plus détendues. Woody Allen ouvrira le Festival avec sa dernière livraison, "Café Society". Steven Spielberg présentera quant à lui "Le Bon Gros Géant", adaptation d'un roman pour enfant signé Roald Dahl. Dans la lignée des duos de flics-que-tout-oppose, Ryan Gosling et Russel Crowe tenteront d'élucider le meurtre d'une starlette dans "The Nice Guys" de Shane Black. Encore plus remuant, Jim Jarmusch (déjà en compétition avec "Paterson") proposera un documentaire inédit sur Iggy Pop, appelé "Gimme Danger". Un peu de rock'n'roll dans ce monde de brutes.

• Cannes n'est plus une fête

Sur l'air éculé du "c'était mieux avant", les gardiens des nuits cannoises le répètent chaque année à l'envi : la Croisette a perdu de son faste et de son panache d'antan. Qu'il semble loin le temps où le Tout-Cannes, comme on disait alors, se retrouvait dans les soirées d'Eddie Barclay. Ou dans les homériques fêtes organisées pour le lancement d'une grosse production hollywoodienne (même "Mad Max", l'année dernière, a fait une croix sur les agapes). À bientôt 70 ans, que le Festival affiche quelques signes de fatigue n'a finalement rien d'anormal.

Mais personne ne s'attendait à ce coup de massue survenu sans crier gare. Soumis à une cure d'austérité, Canal+ annonçait, à un mois du début des festivités, réduire drastiquement sa présence sur la Croisette. Fini donc la grande fête de la chaîne cryptée sur les hauteurs de la ville. Exit le patio du bord de mer où se retrouvaient les stars à l'issue des projections. Une page se tourne.

Que les fêtards se rassurent, la plage où se succèdent les lieux de réjouissances nocturnes ne sera pas déserte pour autant. Aucune des grandes marques sponsorisant les nuits de la quinzaine n'a annoncé vouloir quitter la fête. Et comme chaque année, les sélections parallèles (Semaine de la critique, Quinzaine des réalisateurs, Acid) tâcheront de jouer les ambianceurs en présence de vedettes.

Et puis, il restera toujours le Petit Martinez qui accueille, jusqu'à pas d'heure, les irréductibles festivaliers en quête d'un dernier verre. L'endroit idéal pour s'écharper sur le génie de tel cinéaste sud-coréen(ne) ou tchèque injustement écarté(e) de toutes les sélections cannoises.