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Accusé de pédophilie, le réalisateur québécois Claude Jutra tombe en disgrâce

Le cinéma québécois est en pleine tourmente après des allégations de pédophilie contre Claude Jutra, considéré comme le plus grand réalisateur de la province canadienne. La cérémonie des Jutra, équivalente des César, va être débaptisée.

À un mois de la soirée des Jutra, qui récompense chaque année le meilleur de la production cinématographique québécoise, le monde du cinéma est en émoi. Dans une biographie dédiée à Claude Jutra, l'un des monuments du cinéma québécois, l'historien Yves Lever révèle qu'il aurait eu des relations intimes au cours des années 1970 avec "des garçons de 14 ou 15 ans et même plus jeunes".

Un témoignage est venu étayer ces accusations. Dans l'édition du mercredi 17 février du journal La Presse, un homme a raconté avoir été agressé sexuellement à plusieurs reprises par Claude Jutra entre ses 6 et 16 ans. Le cinéaste était alors un proche de ses parents et avait "pris l’habitude de le saluer dans sa chambre à la fin de ses nombreuses visites". L’homme, qui a préféré rester anonyme, avait raconté son histoire à sa famille après le suicide en 1986 du réalisateur, alors atteint de la maladie d’Alzheimer, mais sans se décider à porter plainte. "C’est probablement à cause du nom 'Jutra' et de ce que ça représentait. Je ne me sentais pas capable de briser tout ça", a-t-il expliqué.

Le témoignage publié par le journal "La Presse"

La Presse a rencontré un homme qui dit avoir été la victime du Claude Jutra à partir de ses 6 ans #lapresseplus pic.twitter.com/saVCA6nGxQ

— La Presse (@LP_LaPresse) 17 Février 2016

Un témoignage "insoutenable"

Au Québec, cette affaire a provoqué un véritable tollé. La ministre québécoise de la Culture, Hélène David, a qualifié le témoignage "d'insoutenable". Elle a également ordonné un rapport à la Commission de la toponymie afin d'avoir une liste de l'ensemble des lieux publics nommés en l'honneur du cinéaste dont les films ont influencé des dizaines de réalisateurs. Les organisateurs de la soirée des Jutra ont décidé qu'ils allaient trouver un nouveau nom pour leur cérémonie. La Cinémathèque québécoise a pour sa part débaptisé sa salle de projection principale, jusqu'à présent dénommée Claude Jutra. Le maire de Montréal a également annoncé qu’un parc et une rue de Montréal changeraient de nom.

Dans plusieurs médias, des voix se sont également élevées pour réclamer l'ouverture d'une enquête policière sur ces allégations de pédophilie. Dans Le Journal de Montréal, Michel Dorais, sociologue et spécialiste des agressions sexuelles commises contre les garçons, est allé dans ce sens en affirmant que le témoignage de la victime présumée était plausible : "Dans ce que j’ai lu, je ne vois pas de choses qui permettraient de le remettre en question, et j’en ai fait, des enquêtes. J’ai arrêté de les compter".

L'affaire Claude Jutra analysée par Radio-Canada

"Une agitation médiatique frénétique"

Mais certains journaux s'insurgent également contre cet emballement. Dans Le Devoir, le journaliste Christian Rioux dénonce "une exécution" publique et demande une certaine prudence : "Dans le cas de Claude Jutra, il aura suffi de quatre jours pour le pendre haut et court. Quatre jours d’agitation médiatique frénétique pour faire table rase de la mémoire d’un de nos meilleurs cinéastes. Tout cela sur la base d’une seule dénonciation anonyme, de l’intime conviction d’une professionnelle en 'art-thérapie' et de l’opinion d’un critique de cinéma qui n’a rencontré que des témoins indirects, toujours anonymes".

Le Journal de Montréal s’interroge aussi sur ce déchaînement de l’opinion et sur la manière dont Claude Jutra est passé en quelques jours "de génie à salaud". "Dans quelle mesure peut-on distinguer l’œuvre de l’artiste ?", se demande le quotidien en rappelant notamment le cas de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline, auteur d’exception et antisémite notoire, ou du réalisateur Roman Polanski, toujours accusé aux États-Unis d’avoir eu une relation sexuelle avec un mineure de 13 ans. "Débaptiser les lieurs qui l’honorent, c’est une chose. Annoncer que ses films sont désormais à proscrire, c’en est une autre", estime le journal au sujet de Claude Jutra. Et de conclure : "Un artiste exceptionnel qui a commis des crimes impardonnables ne mérite pas de passe-droit. Il n’en demeure pas moins un artiste exceptionnel".

Avec AFP