Turcs et Russes s'opposent depuis longtemps sur la Syrie : Ankara soutient les rebelles alors que Moscou s'est allié à Assad. Mais la tension est encore montée d’un cran ces dernières semaines, laissant craindre un affrontement direct. Décryptage.
Les relations sont notoirement glaciales entre la Turquie et la Russie. Depuis le début du conflit en Syrie, les deux pays défendent des intérêts contraires : le premier soutient des groupes rebelles qui combattent l'armée d'Assad, elle même appuyée par le second.
L'entrée en action, fin septembre, des bombardiers russes et les tirs de l'artillerie turque ces derniers jours sur des positions kurdes en Syrie n'ont fait que renforcer la bombe à fragmentation géopolitique que constitue la guerre en Syrie. Désormais, les groupes rebelles, notamment soutenus par la Turquie, tentent de contenir l'avancée des troupes syriennes, qui sont appuyées par les avions de chasse russes.
Pour l'heure, Moscou et Ankara ne se sont pas directement affrontés autrement que dans les discours. Mais l'escalade verbale des derniers jours suscite des inquiétudes concernant une éventuelle confrontation directe, alors que les autorités turques envisagent la possibilité d'une opération terrestre en Syrie aux côtés de leurs alliés, notamment saoudiens.
Samim Akgonul, politologue et historien spécialiste de la Turquie à l’université de Strasbourg, et Galia Ackerman, essayiste et spécialiste de la Russie, analysent la situation.
France 24 : Comment qualifier ce qui se passe actuellement entre la Russie et la Turquie en Syrie ? Un affrontement, une guerre froide ?
Samim Akgonul : On peut dire qu’il y avait une guerre froide entre les deux pays, mais la relation s'est encore détériorée depuis qu'Ankara a abattu, le 24 novembre 2015, un avion russe à la frontière syro-turque. Les Turcs et les Russes s’opposent en premier lieu car ils ont des intérêts divergents en Syrie. La Turquie veut dominer la Syrie et empêcher l’autonomie du Kurdistan dans le Nord, et c’est pour cela que le PYD [principal parti kurde de Syrie] est son ennemi, alors même que les combattants kurdes du PYD se battent contre Daech [autre appellation en arabe de l’organisation de l’État islamique], et sont en cela les alliés indirects des États-Unis et de la coalition. Quant à la Russie, elle est l’alliée indéfectible d’Assad, car s’il chute, elle perdrait son influence dans la région et surtout son seul accès à la Méditerranée (elle possède deux bases militaires en Syrie).
Galia Ackerman : Le terme de guerre froide est trop connoté historiquement et je ne préfère pas l’utiliser pour un autre conflit. À l’heure actuelle, on peut dire qu’il y a une joute verbale, très violente. On ignore si la situation peut dégénérer et se traduire en affrontement.
De quand date cette rivalité ?
Samim Akgonul : Une rivalité ancestrale oppose la Turquie et la Russie sur la question de la domination de la Méditerranée orientale. Les années 2000 ont vu un réchauffement de leurs relations, mais le conflit syrien a envenimé la situation.
Galia Ackerman : La rivalité est très ancienne et opposait déjà l’empire russe à l’empire ottoman. À titre d’exemple, la Crimée, avant d’être sous domination russe, était sous domination ottomane. Depuis le début du conflit en Syrie, les Turcs et les Russes défendent des intérêts divergents. Officiellement les Turcs ont abattu l’avion russe car il survollait leur espace aérien. Mais surtout, la Turquie a voulu envoyer un message de soutien à ses alliés Turkmènes, une ethnie qui vit le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie, que Moscou bombarde. Il s'agissait d'un avertissement en direction des Russes : vous ne pouvez pas faire tout ce que vous voulez dans cette région.
Y-a-t-il un risque d’affrontement direct ?
Samim Akgonul : À mon avis, il y aura un affrontement mais de manière localisée, à l’intérieur de la Syrie. Surtout que la Turquie ne cache pas son intention d'intervenir au sol dans le pays.
Galia Ackerman : Si la Turquie et l’Arabie saoudite se décident à envoyer des militaires en Syrie, ils entreront presque en conflit direct avec la Russie, puisqu’ils se battront contre des forces du régime de Bachar al-Assad soutenues et armées par Moscou. La Russie pourra alors également décider de bombarder des voix d’approvisionnement des soldats turcs.
Pour autant, il se peut que le conflit ne s’amplifie pas. Après avoir vu son avion se faire abattre, la Russie a eu une rhétorique extrêmement véhémente, mais elle n'a pris que des sanctions contre la Turquie.
Et puis, la Turquie étant membre de l’Otan, les autres membres de l'alliance vont tenter de freiner les ardeurs turques. Une guerre entre un membre de l’Otan et la Russie, ça peut aussi bien dégénérer en guerre mondiale...