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Rencontre entre François et Kirill : quand la Syrie rapproche Rome et Moscou

Le pape François et le patriarche Kirill se sont réunis vendredi à La Havane, à Cuba. C'est la première fois qu'un pape rencontrait un patriarche orthodoxe russe. Au menu des discussions, des questions d’ordre géopolitique. Décryptage.

"Enfin, nous nous voyons!", a lancé le pape François au patriarche russe Kirill en le rencontrant dans une salle de l’aéroport de La Havane. "Enfin", le mot est juste : jamais les chefs de l’Église catholique de Rome et de l’Église orthodoxe de Moscou ne s’étaient rencontrés.

Professeur de théologie orthodoxe à l’Institut Saint-Serge et directeur des éditions du Cerf, Jean-François Colosimo analyse les enjeux de cette rencontre historique.

France 24 : À quel point cette rencontre est-elle historique ?

Jean-François Colosimo : Attention ce serait une grosse erreur de penser qu’il s’agit d’une rencontre historique pour les Églises catholique et orthodoxe. La rencontre historique a eu lieu en 1964 à Jérusalem, entre le patriarche orthodoxe de Constantinople Athenagoras et le pape Paul VI. C’est cette rencontre qui avait permis de lever les excommunications de 1054. Par la suite, le dialogue qui avait permis cette rencontre s’est poursuivi entre Rome et Constantinople. L’actuel patriarche Bartholomée a été invité à l’intronisation du pape François. Ils se sont également rencontrés par la suite en 2014 à Jérusalem, pour commémorer la rencontre de leurs prédécesseurs. Il y a donc, entre orthodoxes et catholiques, un dialogue continu et officiel depuis plusieurs décennies. En revanche, c'est la première fois qu'un pape rencontre un patriarche de l'Église de Russie. Cette Église n'est pas la plus importante de l’Église orthodoxe du point de vue hiérarchique, mais elle l’est en termes de fidèles et de ressources. Elle représente 50 % du monde orthodoxe.

Pour quelle raison n’y avait-il pas eu de rencontre avec le patriarche orthodoxe de Moscou plus tôt ?

L’Église russe a subi une véritable entreprise d’anéantissement pendant l’ère communiste, avec notamment la destruction de 75 000 lieux de culte, le massacre de milliers de religieux et religieuses... Par la suite, affaiblie et sortant de 70 ans de persécutions, l’Église orthodoxe de Russie a continué à se méfier de Rome, accusant les catholiques de prosélytisme auprès de ses fidèles - un certain nombre a en effet rejoint le Vatican. Par ailleurs, cette rencontre n’aurait pas pu avoir lieu au début du XXe siècle en raison du communisme et de ses suites. Puis, sous Jean-Paul II, au sortir du communisme donc, les relations sont restées très tendues, et le fait que le pape soit polonais n’a pas arrangé les choses. La situation s'est détendue sous Benoît XVI car ce dernier, grand théologien, connaît la tradition orientale. Il est aussi connu pour aimer la liturgie, ce à quoi les orthodoxes sont très attachés. Mais, les temps n’étaient pas assez mûrs pour qu’il y ait une rencontre entre Alexis et Benoît XVI. Arrive alors François et cela change tout. Le soir de son élection, il se présente comme l’évêque de Rome et c’est un point important car les orthodoxes le reconnaissent comme tel et non pas comme le pape. En outre, ce pape non-européen vient du "nouveau monde" qui 'n’appartient' ni aux orthodoxes, ni aux catholiques. Un terrain neutre, pour résumer. Il va faire de cette rencontre une priorité de son pontificat et va donner des gages de sa bonne foi, en retirant notamment son soutien au gréco-catholiques d’Ukraine (que l’église orthodoxe russe voit comme une menace).

Il semble ainsi y avoir une dimension politique à cette rencontre ?

Une partie des enjeux est effectivement d’ordre géopolitique. Le patriarche Kirill a une relation forte avec Vladimir Poutine mais il n'est pas pour autant son télégraphe. Ils sont indépendants et il y a des tractations très fortes entre le patriarcat orthodoxe russe et le pouvoir. Chacun d’eux défend ses intérêts.

Kirill est préoccupé par la situation du patriarcat orthodoxe en Ukraine, où il compte la moitié de ses fidèles. Certains orthodoxes ukrainiens, nationalistes, irrités du silence du patriarcat de Moscou sur la Crimée notamment, sont en effet tentés de rejoindre l'église orthodoxe d'Ukraine (fondée en 1991 et non reconnue par les autres églises orthodoxes). Or, les gréco-catholiques d’Ukraine, qui dépendent de Rome, sont l’un des vecteurs du nationalisme ukrainien.

Pour François, il y a urgence pour les catholiques en Syrie et en Irak. Il parle d’œcuménisme du sang [orthodoxes et catholiques sont indifféremment persécutés en tant que chrétiens, NDLR]. Moscou et Rome font taire le passé pour faire front uni contre les nouvelles menaces, comme l’islamisme.

Le patriarche Kirill va-t-il également rencontrer le patriarche orthodoxe d’Antioche, le syrien Jean Yazigi, au Brésil ?

Oui. Il a su rassembler autour de lui les autres patriarches d'Antioche, catholiques, eux. Pour une majorité de chrétiens de Syrie, la tyrannie d’Assad est préférable à la barbarie de Daech. La politique de la France, pourtant protectrice historique des chrétiens d’Orient, ne leur convient pas, ils se tournent donc vers Moscou. Les chrétiens d’Orient ont toujours recherché un protecteur car ils sont depuis longtemps désarmés.