Plongée dans l’islamisme radical tel qu'il peut être pratiqué au Sahel, en Irak et en Syrie, le documentaire "Salafistes" risque d’être interdit aux mineurs lors de sa sortie mercredi. En cause : un contenu brut qui ferait "l’apologie du terrorisme".
"Salafistes" aura-t-il une vie en salles ? Le 19 janvier, la Commission de classification des œuvres du Centre national du cinéma (CNC) a préconisé d’interdire au moins de 18 ans ce documentaire signé Lemine Ould Salem et François Margolin. En cause : la violence des images et des discours contenus dans les 70 minutes de ce film choc sans voix-off ni commentaire qui ferait, selon la commission, "l’apologie du terrorisme" et porterait "atteinte à la dignité humaine". Telles ces images non floutées de l'exécution du policier Ahmed Merabet, victime des tueurs de Charlie Hebdo. Dans un courrier au ministère de la Culture, François Margolin a indiqué qu'il allait modifier la scène.
Car c’est à la rue de Valois de trancher sur la destinée du film dont la sortie est prévue pour ce mercredi 27 janvier. En attendant, c’est le flou le plus complet puisque de l’arbitrage final dépend l’octroi du visa d’exploitation, actuellement suspendu. Si l’interdiction aux mineurs venait à être confirmée, cela "signerait la mort du film", estime François Margolin, interrogé par France 24, qui n'a pu voir le documenaire. Peu nombreux sont en effet les exploitants à ouvrir leurs salles à des films au public restreint et la télévision n’a tout bonnement pas le droit de diffuser en clair des œuvres interdites au moins de 18 ans.
"Une première depuis la guerre d’Algérie"
"Ce serait en tous cas une première depuis la guerre d’Algérie", regrette le réalisateur. Comme le rappelle effectivement Télérama, cette classification est d’ordinaire réservée aux films pornographiques ou ultra-violents. Depuis l'an 2000, 11 long-métrages de fiction y ont été soumis, mais aucun documentaire. "Ce qui déplaît, ce ne sont pas tant la violence des images que le fond", veut croire François Margolin.
>> À lire sur France 24 : "Made in France", le film "rattrapé par l'histoire"
Tourné entre 2012 et 2015 au Mali, en Mauritanie et en Tunisie, "Salafistes" donne la parole aux idéologues du jihad islamique sans qu’il n’y oppose de commentaire en voix-off. Les médias qui l'ont vu rapportent la même chose : on y entend le discours des chefs des mouvements Ansar Dine et de l'ex-Mujao, affiliés à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). "L'homme est rebelle par nature à la volonté divine, il est esclave de ses passions, il faut donc agir par force pour qu'il se soumette. C'est le sabre qui va trancher, et c'est par le sabre que le jihad va se propager", assène un chef de l'ex-Mujao au Mali. Outre la parole, l’exécution des sentences est également portée à l’écran : amputation d’une main, lapidation, flagellations…
À Nouakchott, plusieurs prédicateurs salafistes, qui ont pignon sur rue, délivrent eux aussi leur vision du jihad. L'attentat contre la rédaction de "Charlie Hebdo" ? "Ils ont eu ce qu'ils méritaient". Contre l'Hyper Cacher ? "Juifs et musulmans sont en guerre, ce n'est que justice". "On peut utiliser la démocratie pour faire valoir nos droits. Mais nous refusons ce système qui est mécréant par essence", lancent-ils aussi. À ces propos, les deux réalisateurs ont également pris le parti d’ajouter des extraits des vidéos de propagande du groupe État islamique (EI), dont la violence offre, selon eux, "le meilleur des contrepoints".
"Nous voulons montrer que le salafisme est une pensée"
Un exposé sans fard qui, pour d’aucuns, véhiculent davantage l’idéologie qu’il ne la dénonce. "Nous sommes des reporters dans le sens où nous rapportons ce qui se passe, ce qui se dit. Nous voulons montrer que le discours tel qu’il est, défend François Margolin. Le salafisme est une pensée qui est articulée, exposée calmement les yeux dans les yeux, et pas seulement le fait d’une petite bande de loups solitaires. Donner à entendre ce que les salafistes disent et faire leur propagande, c’est différent. Quand l’écrivain Jean Hatzfeld, par exemple, donnait la parole aux bourreaux du génocide rwandais, il ne faisait pas leur publicité. Notre principe est de considérer le public comme des gens intelligents."
Dans une tribune publiée dans "Le Monde", Claude Lanzmann, l’auteur de "Shoah" qui donnait la parole à des bourreaux nazis, estime que le parti pris de "Salafistes" éclaire "comme jamais aucun livre, aucun 'spécialiste' de l’Islam ne l’a fait, la vie quotidienne sous la ‘charia'". "On comprend, ajoute-t-il, à voir et écouter les protagonistes du film propager leur idéologie sans faille, verrouillée à triple tour, que tout espoir d’un changement, d’une amélioration, d’une entente avec eux est illusoire et vain."
>> À lire sur France 24 : Gloire et déboires de "Timbuktu"
Avant qu’une interdiction aux mineurs ne soit préconisée, un rapport préalable de la Commission de classification des œuvres avait d’ailleurs recommandé une sortie tous publics à la condition qu’elle soit assortie d’un avertissement. Au moment de la sortie de "Timbuktu", dont le réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako est soupçonné d’avoir repris des scènes de "Salafistes" sur lequel il avait un temps travaillé, quelques salles de cinéma avaient organisé des débats afin que le film ne fasse pas l’objet de mauvaises interprétations, particulièrement chez les plus jeunes.
Un accompagnement qu’une interdiction aux moins de 18 ans ne pourra dès lors pas permettre. "On veut empêcher les citoyens de connaître la réalité du monde, c’est dramatique. Nier la réalité ne mène à rien", affirme François Margolin. Malgré la menace de cette classification restrictive, une quinzaine de salles ont accepté de diffuser "Salafistes", assure le réalisateur. "Et je suis sûr que les festivals étrangers en seront friands".