À Colombey-les-deux-Églises, temple du gaullisme où repose l'ancien président, le Front national est arrivé en tête du premier tour des élections régionales. Un score qui n’étonne pas vraiment une partie des habitants. Reportage.
Lors de l’écriture de ses "Mémoires de guerre", rédigées dans les années 1950, le Général de Gaulle rendait un hommage vibrant à sa terre d’adoption, Colombey-les-deux-Églises, ce "village tranquille et peu fortuné dont rien, depuis des millénaires, n'a changé l'âme, ni la place..." Le premier président de la Ve république ne pouvait pas prévoir que 65 ans après avoir écrit ces lignes, le Front national risquait pourtant de "changer l’âme" de sa chère terre. Au soir du premier tour des élections régionales, la liste FN de Florian Philippot a obtenu 42,7 % des suffrages, devant les Républicains (39,1 %), Debout la France (8,7 %) et le Parti socialiste qui n’a récolté que 3,9 %.
Un succès - et une première pour le FN - que Valérie, propriétaire de l’épicerie du village, "La Belle France", située à deux pas de la tombe de l’ancien chef de l’État, encaisse mal. "Je suis horrifiée par ces résultats", lâche-t-elle, à voix basse, derrière sa caisse. "J’en connais un qui doit se retourner dans sa tombe…" Valérie ne veut pas dire pour qui elle a voté - "je suis commerçante, je ne veux pas me fâcher avec mes clients" - mais l’on devine assez rapidement que ses opinions penchent plutôt à gauche de l’échiquier politique. Des convictions personnelles qui font d’elle – et de son mari – des ovnis politiques à Colombey-les-deux-Églises. "Mon vote n’ira jamais au FN. Mais comme vous l’avez remarqué, on n’est pas vraiment fanas du gouvernement, dans le coin", ajoute-t-elle en riant.
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"J’ai voté pour barrer la route au PS"
Pierre, un cuisinier de 26 ans, fait partie de ces gens pas "fanas" du parti au pouvoir. Pendant l’interview de la propriétaire des lieux, le jeune homme, venu faire quelques courses, est resté en retrait, plutôt mal à l’aise. "Moi, j’ai voté FN", indique-t-il calmement devant Valérie – qui ne paraît aucunement surprise par cet aveu. "J’ai voté pour Philippot tout simplement parce que je veux qu’on récupère notre pays." Le discours de Pierre est assez révélateur du "syndrome Charles Martel", selon l’expression utilisée par Mediapart pour souligner la peur de certains Français de perdre leur identité nationale. L’essentiel de ses propos tournent autour des problèmes d’immigration, de l’islam. "Je voudrais qu’on rétablisse la sécurité, qu’on arrête d’aider les migrants, qu’on arrête de faire du social, il faudrait s’occuper des Français d’abord et des autres ensuite", précise-t-il. Pierre assume son discours qui n’est "aucunement raciste", assure-t-il. "Mais construire des mosquées à la place des églises, non."
Valérie ne dit rien mais l’ambiance s’est quelque peu tendue dans le petit commerce. "On ne devrait pas parler politique… Parce qu’en plus, on les aime bien quand même [les frontistes], déclare-t-elle à l’intention de Pierre, pour tenter de briser la glace. Et puis, ils ont le droit de voter ce qu’ils veulent."
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Cyril, un autre habitant de Colombey-les-deux-Églises, présent dans l’épicerie, essaie lui aussi de désamorcer la tension ambiante. "Ça m’étonne pas trop que le FN passe", explique-t-il en courant derrière son fils qui s’échappe dans les rayons du magasin. "Moi, j’ai voté à droite, mais après les attentats [de Paris], c’était couru d’avance que Philippot fasse un aussi bon score, ici". Au second tour, Cyril déclare qu’il votera blanc. "J’ai voté pour barrer la route au PS. C’est tout ce qui m’importait. Et maintenant, c’est fait." Dimanche prochain, le 13 décembre, les électeurs de la région Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine devront départager trois candidats : Florian Philippot (FN), Philippe Richert (Les républicains) et Jean-Pierre Masseret – lâché par le PS qui a lui retiré son investiture.
"Les gaullistes sont tous morts ici"
Les clients présents à "La Belle France" affirment "en avoir assez" des questions des journalistes "toujours en rapport" avec De Gaulle. Le village a bien changé depuis sa disparition, estiment-ils. "Il est mort il y a 45 ans ! Nous n’avons plus grand-chose à voir avec lui", indique Cyril. "Les Gaullistes sont tous morts ici !", lui répond en criant le mari de Valérie, depuis le fond du magasin. Le malaise s’est dissipé, et la référence à l’ancien chef de l’État relance le débat. Les gaullistes sont peut-être "tous morts" mais l’héritage de l’ex-président est encore âprement disputé, à Colombey.
"De Gaulle défendait la France. Il n’aurait peut-être pas accepté le score du FN mais il s’y serait fait", lâche Pierre, le cuisinier, en souriant à Valérie. "N’importe quoi, De Gaulle avaient des idées de droite, de gauche, mais certainement pas ces idées-là", lui répond-elle en lui rendant son sourire. "De Gaulle avait de grandes idées sociales, la machine à laver, c’est lui, la Grande-Motte [ville née de la volonté du Général de Gaulle d'aménager le littoral du Languedoc-Roussillon pour le tourisme de masse, ndlr], c’est encore lui", renchérit le mari de Valérie pour lui venir en aide.
"Elle est plus si belle que ça, la France"
Le même débat agite la sphère politique. Au PS, chez les Républicains et au FN, beaucoup mettent en avant leurs valeurs gaullistes. Florian Philippot ne fait pas exception. Le vice-président frontiste a souvent revendiqué son attachement aux idées du Général. Un engagement qu’il avait officialisé en se rendant notamment à Colombey en décembre dernier. "Le général est un exemple pour moi, une référence absolue […]. Il […] incarne l'indépendance nationale, la grandeur de la France et le rassemblement des Français", avait-il alors lancé. Des propos qui avaient déclenché l’ire d’une partie des lepénistes, chantres de l’Algérie française, et qui ont forcé la présidente du parti Marine Le Pen à recadrer son numéro deux.
Devant l’épicerie, sur la place du village en cette matinée du 8 décembre, le silence dénote avec l’agitation du commerce "La Belle France". Les rues sont désertes, la mairie et l’office du tourisme fermés. Difficile d’imaginer l'activité qui peut y régner lors des commémorations en l’honneur de Charles de Gaulle. "Normalement, on est plutôt tranquille ici. Et personne ne parle politique", confie Lucie, la compagne de Cyril, croisée devant l’Église, et qui a réussi, plus tôt, à éviter les caméras des journalistes. Pierre sort à ce moment-là de l’épicerie et allume une cigarette. Il salue Lucie, de loin. Derrière lui, l’enseigne du magasin "La Belle France" baigne dans le soleil. Il le remarque. Et sourit : "Vous pouvez dire ce que vous voulez, mais la vie c’est pas ça. Ça fait longtemps maintenant qu’elle est plus si belle que ça, la France."