Le réalisateur Jan Bultheel a mis en image l'incroyable histoire des autos-canons-mitrailleuses belges. Dans son film d'animation "Cafard", il raconte le périple de ces véhicules blindés de la France jusqu'au front russe durant la Grande Guerre.
Décembre 1914, alors que l’Europe est plongée depuis déjà quelques mois dans un conflit sanglant, une poignée de Belges s’engage volontairement dans une nouvelle unité, le corps des autos-canons-mitrailleuses (ACM). Ils sont près de 350 à prendre la route de la guerre au volant de véhicules blindés. Ces soldats ne savent pas encore qu’ils viennent de se lancer dans une incroyable aventure. Pendant quatre ans, ces ACM vont faire le tour du monde.
Positionnés au départ sur le front de l’Yser, ces Belges sont envoyés un an plus tard en Russie. Aux côtés des troupes du tsar, ils se battent jusqu’en Galicie, l’actuelle Ukraine. Sur des terres qu’ils ne connaissent pas, ils souffrent du froid et de l'âpreté des combats. En 1917, ils sont frappés de plein fouet par la révolution bolchévique. Livrés à eux-mêmes, ils réussissent à revenir en Europe en faisant le trajet opposé. Ils traversent la Russie jusqu’à Vladivostok puis embarquent pour San Francisco où ils sont reçus en héros à l’été 1918.
"Une histoire complètement invraisemblable et absurde"
Cent ans plus tard, cette épopée méconnue se retrouve au cœur d'un film. Fasciné par cette histoire, le réalisateur belge Jan Bultheel a décidé d’en faire le sujet de son tout premier long-métrage intitulé "Cafard". "Quand j’ai commencé à faire un peu de recherche sur la Première Guerre mondiale, car je voulais faire un film pour le centenaire, ma femme m’a suggéré un livre sur les ACM, 'Voyageurs de la Grande Guerre' de August Thiry et Dirk Van Cleemput", raconte-t-il à France 24. "Dès les premières pages, j’ai été captivé par cette histoire complètement invraisemblable et absurde. Je me suis dit que c’était quelque chose de très dramatique avec beaucoup de potentiel pour en faire un film".
Ce spécialiste de l’animation, qui a surtout travaillé pour des clips vidéos et des publicités, a choisi de redonner vie aux soldats des ACM en utilisant la "motion capture", une technique qui permet de filmer les mouvements de comédiens en chair et en os pour créer un rendu en 3D. Ces images ont ensuite été retravaillées sur ordinateur pour donner forme à l’univers de "Cafard". Avec un graphisme épuré et tranchant, bien loin des dessins animés traditionnels, Jan Bultheel oscille entre des scènes poétiques tout en couleurs vives et une immersion cauchemardesque dans la Première Guerre mondiale. "Aller en guerre en 1914, ce n’était pas un voyage de plaisir. La forme du film, angulaire et rude, s’accorde avec cela. C’est dur car le sujet est fort", se justifie-t-il.
La bande annonce de "Cafard"
Un pamphlet antiguerre
À travers un style visuel alliant habilement dépouillement et émotion, le scénario suit le parcours de Jean Mordant, un lutteur, qui s’engage dans les ACM pour venger le viol de sa fille par des soldats allemands. Ce personnage a été inspiré par le parcours bien réel du Belge Henri Herd dit Constant le Marin. Double champion du monde de lutte en 1913, il s’enrôle dans les autos-canons-mitrailleuses, où il se fait remarquer par sa stature imposante et son esprit combattif. Blessé à plusieurs reprises, il reçoit neuf citations et cinq décorations, dont la Croix de Saint-Georges, principale décoration militaire russe, remise par le tsar Nicolas II. Selon la légende, il aurait même appris aux soldats de l’Empire à partir à l’assaut en criant "On va leur couper la tête !"
"Le personnage de Jean Mordant ne retrace pas la biographie de Constant le Marin. C’est un personnage fictif que j’ai créé à partir de plusieurs éléments", tient toutefois à préciser le réalisateur. "Mais c’était un homme fort, un costaud. C’est pour cela que je l’ai pris comme modèle pour mon histoire. Au début du film, il est au sommet de sa popularité et puis pendant les quatre ans qui suivent, il n’arrête pas de subir des épreuves et il perd toutes ses illusions".
Pour Jan Bultheel, "Cafard" est avant tout un film tragique sur des hommes plongés dans des événements qui les dépassent : "Les ACM ont été un peu sabotés par les Russes. Ils se sont retrouvés là-bas pendant plus de deux ans à ne rien faire. Cela a coûté plein d’argent et en fin de compte en 1918, cela n’a servi à rien. Militairement parlant, c’était un échec".
Avec cette première réalisation et à l’occasion du centenaire de 14-18, le cinéaste belge espère ainsi envoyer un message fort aux spectateurs : "Je ne veux pas qu’il soit vu comme un film de guerre mais comme un film humain sur un père qui essaye de faire quelque chose pour sa fille. C’est un film d’amour", insiste-t-il. "Et c’est surtout une sorte de pamphlet antiguerre contre l’absurdité de s’entretuer. C’est ce que dit à un moment Jean Mordant : 'Tu tires sur moi, je tire sur toi. Je suis mort. Tu es mort. On est tous les deux morts'. Les gens n’ont pas envie de ça".
"Cafard" de Jan Bultheel, sur les écrans à partir du 9 décembre.