logo

Turquie : le blues des opposants à Erdogan

La large victoire du parti de l’AKP lors des législatives du 1er novembre a porté un coup dur aux Turcs espérant voir la mainmise d’Erdogan se relâcher. Bien que rien ne semble pouvoir entraver sa route, ses opposants n’ont pas dit leur dernier mot.

"Si vous avez des armes, j’ai une guitare
Si vous avez une idéologie, j’ai des idéaux
Si vous avez un Dieu, j’ai un chemin,
Si vous avez des procureurs, j’ai un cœur,
Si vous voulez que j’aille en prison, j’irai en prison,
Et si je dois mourir, je mourrai."
En Turquie, le chanteur Kaan Tongöse, leader du groupe de rock Duman, est l’un des artistes les plus engagés contre le gouvernement. Et lorsqu’il a entonné sa toute nouvelle chanson dans un concert intimiste à Istanbul, quelques jours seulement après la victoire-surprise du parti du président Erdogan aux élections législatives anticipées du 1er novembre, ses paroles avaient quelque chose de cathartique pour ses fans présents dans la salle. "Tout le monde s’est mis à applaudir et à l’encourager. Nous avions besoin d’évacuer la pression. C’était émouvant. Je ne connais pas d’autres artistes turcs qui aient son courage pour dénoncer les dérives du gouvernement actuel", témoigne Pilar, 35 ans.

Claque magistrale et amère déception

Le dimanche précédent, cette Stambouliote d’adoption avait reçu, comme l’ensemble des Turcs qui se revendiquent de l’opposition, une claque magistrale en apprenant que le Parti de la justice et du développement (AKP) avait remporté, contre toute attente, 316 sièges sur les 550 que compte le Parlement. Soit la majorité absolue, lui permettant de gouverner seul.

Pour le président  Recep Tayyip Erdogan, qui s’était vu privé, lors des précédentes législatives le 7 juin dernier, du contrôle total qu'il exerce depuis 13 ans (soit en tant que chef de l’État, soit en tant que Premier ministre) sur le Parlement turc, cette victoire a sonné comme une revanche éclatante. Mais tous ceux qui espéraient que son emprise se relâche ont essuyé une amère déception. "Sur le coup, j’étais terrassé. Pour la première fois de ma vie, j’ai songé à quitter la Turquie. Aller n’importe où, pour faire n’importe quoi, pourvu d’échapper à la dérive totalitaire", raconte Askin, un avocat de 38 ans ayant récemment rejoint le Parti démocratique des peuples (HDP).

>> À lire sur France 24 : Erdogan poursuit la répression de ses opposants et des rebelles kurdes

Alors que cette formation pro-kurde ancrée à gauche avait fait trembler le pouvoir en décrochant 13 % des voix au printemps, elle n’en a obtenu, à la surprise générale, que 10,4 % en novembre. Tout juste de quoi franchir le seuil nécessaire pour être représenté sur les bancs. À l’euphorie des mois précédents, pendant lesquels la possibilité de renverser Erdogan n’avait jamais semblée si tangible, a succédé une grosse déprime. "Notre gouvernement est de plus en plus répressif. En attisant la peur, en stigmatisant les minorités et en instrumentalisant les récents attentats de Suruç et d’Ankara pour récupérer les votes d’extrême-droite, Erdogan est en train de mener notre pays au bord de la guerre civile", prévient Askin.

L’inquiétude des minorités

Un sentiment partagé par Betül, 23 ans, une étudiante en commerce à l’Université d’Istanbul issue de la communauté des Alevis. Cette minorité, qui représente entre 10 % à 20 % de la population turque selon les estimations, pratique une forme d’islam issue du chiisme décrite comme libérale et progressiste, et a toujours souffert d’un manque de reconnaissance de la part des autorités. Une longue liste de massacres et de pogroms perpétrés depuis le XVIe siècle illustre les discriminations dont elle est régulièrement victime.

Pour la jeune fille, qui a grandi dans une famille de gauche viscéralement attachée à la figure d’Atatürk, le père de la Turquie moderne et laïque, la montée en puissance d’Erdogan n’augure rien de bon : "Erdogan dit que nous ne sommes pas de bons musulmans parce que nous buvons de l’alcool, nous ne faisons pas le ramadan, nous nous mélangeons entre hommes et femmes pour prier et nous ne nous couvrons pas toute la chevelure, nous les femmes. Il nous méprise, il nous assimile à des Kurdes terroristes, il excite les préjugés de la majorité sunnite à notre égard. J’ai de plus en plus peur dans ce pays. Je ne veux pas que mes futurs enfants grandissent ici." Quant aux résultats des dernières élections, ils étaient tellement en contradiction avec les sondages pré-électoraux qu’elle les soupçonne d’être truqués. "Il y a peut-être eu de la fraude, suggère-t-elle. Qui sait ?"

Cette question, un certain nombre de personnes se la sont posée, dont Sercan Celebi, le directeur d"Oy ve Ötesi" ("Élections et plus"). Cet organisme, qui se dit transparent, indépendant et au-dessus des partis, avait déployé des dizaines de milliers d’observateurs électoraux pour surveiller le scrutin du 1er novembre dans plus de la moitié des bureaux de vote du pays. Selon ses conclusions, il n'y a pas lieu de croire qu’il ait fait l’objet de fraudes significatives.

Des médias de plus en plus muselés

En revanche, le contrôle des médias exercé en amont des élections par le parti AKP a certainement contribué à entacher le processus, sinon à en biaiser les résultats. Ces derniers mois, le gouvernement a multiplié les attaques contre la liberté de la presse. Fin octobre notamment, à quatre jours des législatives, la police d’Istanbul a fait une descente dans les deux chaînes de télévision d’opposition, Kanatürk et Begün TV, et a coupé court à leur diffusion. Écran noir. Le groupe auquel elles appartiennent, Koza Ipek, a été placé sous tutelle du gouvernement qui s’est empressé de fermer deux quotidiens et de licencier 58 journalistes. Quelques jours plus tard, les deux journaux et les deux chaînes de télé reprenaient du service, mais avec un ton tellement élogieux pour le gouvernement qu’ils en ont perdu toute crédibilité.

>> À lire sur France 24 : Les électeurs turcs ont voté pour "la stabilité", estime Erdogan

Même inquiétude du côté d’"Hürriyet", le plus grand - et peut-être le dernier - quotidien indépendant en Turquie. Courant septembre, son siège stambouliote a été attaqué à deux reprises par des foules en colère "manipulées par l’AKP", selon un responsable du journal qui souhaite garder l’anonymat. Ahmet Hakan, un célèbre chroniqueur du journal qui est aussi présentateur de télévision, a été pourchassé jusqu’à son domicile et frappé par quatre assaillants. Quant au rédacteur en chef de la publication, il a été averti par la police que "sa vie était en danger" et ne se déplace plus qu’en voiture blindée, flanqué de policiers en civil et de gardes du corps.

En 2009 déjà, Doğan Yayıncılık A.Ş., le holding auquel appartient ce fleuron de la presse turc, avait fait l’objet d’un contrôle fiscal suivi d’amendes d’un montant record de plus de 2,8 milliards d’euros. Un redressement qui avait eu pour conséquence de réduire drastiquement son périmètre, et avait été interprété par beaucoup comme une mesure de rétorsion gouvernementale à son encontre. Pourtant, si "Hürriyet" ne soutient pas l’AKP, il ne s’est pas non plus prononcé en faveur d’un autre parti. "Nous mettons un point d’honneur à rester indépendant. Tout ce que nous désirons, c’est faire correctement notre métier de journaliste de façon non partisane. Et c’est de plus en plus difficile", regrette-t-on au journal.

Faire l’union sacrée : un impératif pour la gauche

Compte tenu de la mainmise grandissante d’Erdogan sur le pays, les choses ne risquent pas de s’arranger, ni pour la presse indépendante, ni pour les Turcs de l’opposition... Et maintenant ? Que faire ? Betül tente encore de digérer sa colère et sa déception… Askin, lui, a déjà eu le temps d’affûter une stratégie. Ce militant qui était aux premières lignes des manifestations de Gezi il y a deux ans se dit prêt à redescendre dans la rue.

D’ici là, il va continuer à s’investir au sein du HDP et tenter d’y rallier un maximum de monde. "Cela me donne l’impression d’agir pour ce pays", confie-t-il. Il entend également enterrer la hache de guerre avec le CHP, le parti social-démocrate fondé par Atatürk qu’il a détesté pendant toutes ces années parce qu’il le trouvait trop conservateur. "Il est temps de se serrer les coudes ! Pour organiser la résistance, nous n’avons pas d’autre choix que celui de nous entendre." Et surtout, il ne veut pas perdre espoir : "Je sais qu’un jour, le règne de l’AKP s’arrêtera. Les gens réaliseront qu’un régime islamique ne vaut pas mieux qu’un régime laïc. Tout cela aura une fin", professe-t-il. Reste à savoir quand.