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à Mersin (Turquie) – Dans le port turc de Mersin se croisent jeunes syriens prêts à embarquer à bord de "cargos-poubelles" pour gagner l'Europe et prospères commerçants exilés menant grand train. Reportage.

Au plafond de la petite pièce chichement meublée, des fanions représentant le drapeau turc sont accrochés. Au tableau, pourtant, les instructions sont en arabe. Et c’est bien la Syrie, leur pays, qu’ont dessinée au mur quelques uns des 800 enfants qu’accueillent cette école syrienne située en territoire turc.

Leurs familles ont fui la guerre pour s'installer durablement dans des quartiers populaires de Mersin. Chaque jour, d'autres franchissent la frontière et rejoignent ce grand port méditerranéen turc où vivent désormais entre 120 000 et 300 000 réfugiés syriens.

"Les élèves sont bien moins nombreux dans les grandes classes, relève toutefois Ahmed Said. Beaucoup de familles ont besoin de leur aide." Celle de ce professeur d'anglais, originaire d'un village proche d'Alep, ne fait pas exception : âgés de 13 et 14 ans, les deux aînés ont laissé tomber les cours et dégoté de petits boulot dans les restaurants de la ville. Une planche de salut quand 45% des Syriens de Mersin vivent sous le seuil de pauvreté et que 70% d'entre-eux sont sans travail.

"Les autorités turques n'ont pas encore choisi d'accorder de permis de travail aux Syriens, alors les seuls emplois possibles sont au noir. Il faut travailler plus pour gagner moins que les Turcs. Un de mes amis s'échine à laver des voitures toute la journée pour 9 dollars", relève Mohamed*, installé à Mersin depuis plus de deux ans. Lui s'en tire plutôt bien en proposant aux réfugiés de leur faciliter les formalités administratives et de leur trouver un toit.

Mais la tâche est ardue : "Ça devient impossible de se loger, les loyers ont grimpé en flèche". Résultat : même les Syriens disposant de quelques économies s’appauvrissent de mois en mois. "Que vont-ils devenir quand ils n'auront plus un sou en poche ?", feint de se demander Mohamed. Alors, avant de se retrouver à sec, beaucoup préfèrent se jeter à l'eau.

Croisière en cargo-poubelle

Sur le front de mer, de jeunes Turcs s'amusent à canarder des baudruches posées sur l'eau. A portée de regards, au fond de la rade, mouille le Burçin, un navire arraisonné par les garde-côtes dans la nuit du 18 au 19 janvier alors que des migrants tentaient d'y embarquer. Depuis fin septembre 2014, les trafiquants ont "affrété" depuis le sud de la Turquie une quinzaine de cargos pour faire cap sur l’Italie. Ce sont de vieilles coques rouillées, sauvées de la casse à l’instar du Blue Sky M, avec près de 800 réfugiés tassés dans les soutes, et de l'Ezadeen, une bétaillère vieille de 47 ans.

Mersin est donc devenue en quelques mois un carrefour majeur pour les réfugiés de la classe moyenne prêts à sacrifier leurs économies dans l'espoir de gagner clandestinement l'Europe. Étudiants, professeurs, comptables, commerçants..., ils ont vendu qui un appartement, qui sa voiture ou encore des bijoux de famille pour récolter les milliers de dollars nécessaires à un passage clandestin.

Les passeurs rabattent sur Facebook

En attendant de filer vers de petits ports, où des bateaux de pêche les mèneront jusqu'au cargo resté au large, Yusuf, Said et leurs compagnons d'infortune tuent le temps en fumant aux terrasses des hôtels proches de la gare routière désignés par leurs passeurs. L’œil rivé à leur portable, ils n'attendent qu'un signe pour lever le camp. "Le téléphone est la seule chose importante que l'on possède", assure Tarik*.

Connecté à Internet, ce simple outil permet d'organiser un passage. "Il y a de très nombreuses pages Facebook où on peut lire des annonces comme celle-ci : 'Bateau de 80 mètres. Nourriture et lait pour enfant. Matelas et gilets de sauvetage. L'embarquement commence mardi', montre l'étudiant de 22 ans, originaire de Raqqa, à l'est d'Alep. Les passeurs laissent un numéro et on n'a plus qu'à les contacter grâce à des applications de messagerie cryptées comme Viber ou Whatsapp."

La filière est parfaitement jalonnée. Tarik la résume : "Après un premier contact, les passeurs nous conduisent à un petit bureau où l'on dépose, selon ce que l'on a réussi à négocier, environ 5 000 à 6 000 dollars. En échange, on obtient un code chiffré que l'on doit donner quand on sera arrivé à destination. Les contrebandiers appellent alors l'intermédiaire qui débloque les fonds."

L'économie locale en plein boom

Qu'importe les dangers de la traversée en hiver dans les eaux agitées de la Méditerranée. Les jeunes Syriens ne renonceront pas. "Cette guerre est terrible pour eux. Leur éducation est stoppée nette, leurs rêves sont brisés, explique Erkin*. Syrien d'origine turkmène, il se plaît à Mersin où il a pu reprendre ses études de pharmacie, mais comprend les raisons du départ vers l'Europe. Qu'est ce qu'ils peuvent faire s'ils restent au pays ? Prendre les armes parce qu'on leur dit de le faire ou parce qu'un parent a été tué et qu'il faut le venger ? Se placer sous la protection d'un gangster ? C'est la situation qui les pousse à l'exil."

Yldiz*, une amie de la faculté, juge plus sévèrement les jeunes hommes qui entendent tirer un trait sur leur pays : "Ceux qui partent ont de l'argent, ce sont eux qui pourraient aider en finançant de l'aide humanitaire", lance la jeune femme de 24 ans en sirotant un thé sur ce front mer qui lui rappelle tant celui de Lattaquié, le grand port Syrien qu'elle a hâte de retrouver afin de participer à la reconstruction d'un pays en lambeaux.

Pourtant, les plus chanceux des Syriens ne sont pas candidat à l'exil européen. Ils se sont aménagé une vie agréable à Mersin, notamment à Mezitli, la banlieue prisée de l'élite. A l'image d'Ahmet Ammar Restom, des commerçants ont ainsi fait jouer leurs contacts turcs pour relocaliser leurs activités.

"Je suis confiant dans l'avenir, assure l’entrepreneur d'Alep. Mersin est un grand port bien connecté au Liban, au Yémen et à l’Égypte. Si la guerre prend fin dans mon pays, j'y retournerai sans doute mais sans abandonner mes activités en Turquie. En plus, tout l'argent investi ici va stimuler l'économie, c'est bon pour tout le monde." De nombreux hommes d'affaires syriens ont transféré leur capital en Turquie, contribuant à revigorer l'économie locale, a confirmé un rapport du Center for Middle East Strategic Studies, qui chiffre les investissements syriens à quelque 4 milliards de dollars rien que pour la province de Mersin.

Pendant qu'Ahmet Ammar Restom planche sur le cours des pommes et des lentilles pour en tirer le meilleur prix, Tarik prépare, grâce à Internet, la suite de son voyage. Des amis arrivés à bon port le renseignent sur les meilleures routes et la réputation des passeurs. Sur les réseaux sociaux, on  compare les politiques d’accueil et le niveau des salaires dans les pays européens. Tarik est à la merci des passeurs mais il s'informe dans l'espoir de ne pas être uniquement mené en bateau.

* Prénom modifié à sa demande.