
Lors de la marche républicaine à Paris, le Maroc n'a finalement pas été représenté dans le cortège des chefs d'État en raison de "la présence de caricatures blasphématoires". Dans le pays, le débat est vif entre #jesuischarlie et #jenesuispascharlie.
Sur la photo historique représentant plus de 50 chefs d’État rassemblés à Paris pour la marche républicaine, le Maroc manquait à l’appel. Alors que plusieurs dirigeants de pays musulmans comme le roi de Jordanie, le chef de l’Autorité palestinienne ou le Premier ministre tunisien ont défilé, le chef de la diplomatie marocaine Salaheddine Mezoura a finalement fait volte face.
Après avoir fait le voyage jusque dans la capitale française, le ministre des Affaires étrangères du royaume chérifien a bien été reçu par son homologue français Laurent Fabius, mais il n’a pas foulé le pavé. "La délégation marocaine a présenté dimanche à l’Elysée les sincères condoléances du Royaume du Maroc au Président de la République française et au gouvernement français à la suite des attentats odieux survenus en France cette semaine", peut-on lire dans un communiqué diffusé par l’Ambassade du Maroc à Paris."Cependant (…) la délégation marocaine (...), n'a pas pris part à la marche organisée à Paris, en raison de la présence de caricatures blasphématoires représentant le prophète". Selon une source diplomatique marocaine citée par l’AFP, le ministre avait "l’intention de prendre part à la marche", mais "ce genre de caricatures insultantes pour le prophète ne contribue pas à instaurer un climat de confiance sain".
Une occasion manquée de "condamner le terrorisme"
Pour Yabiladi, un site de la communauté marocaine dans le monde, cette absence est regrettable. "Le Maroc a raté une occasion de marquer sa condamnation du terrorisme", peut-on lire dans un article. Alors que des considérations religieuses sont mises en avant, ce site se demande par ailleurs si d’autres raisons ne sont pas à prendre en compte : "Etait-ce un prétexte pour prolonger le climat glacial dans les relations franco-marocaines en vigueur depuis février 2014 ?".
Paris et Rabat sont en effet en froid depuis plusieurs mois depuis le dépôt en France de plusieurs plaintes pour torture à l’encontre de hauts responsables marocains, notamment le patron du contre-espionnage du Royaume, Abdellatif Hammouchi. Dans un entretien publié la semaine dernière dans le journal "Jeune Afrique", le ministre des Affaires étrangères Salaheddine Mezouar avait d’ailleurs estimé que la France était responsable de cette situation tendue. "Notre sentiment est qu’il n’y a pas chez notre partenaire français de volonté politique réelle de faire obstacle aux manipulations anti marocaines émanant de milieux connus pour leur hostilité à notre encore", avait-il déclaré sans préciser à qui il faisait allusion.
Ce débat n'est pas seulement politique. Dans un pays où le roi est commandeur des croyants selon la constitution, l'attaque contre "Charlie Hebdo" qui a fait 12 morts mercredi 7 janvier est un sujet sensible au sein de la société. Sur les réseaux sociaux, les échanges sont nombreux entre ceux qui proclament #jesuischarlie et ceux qui affichent leur opposition au journal en utilisant au contraire #jenesuispascharlie ou en affichant des images "#jesuismusulman et j’aime mon prophète".
Pour ces derniers, il est difficile d’apporter son soutien aux journalistes assassinés alors qu’ils se sont sentis humiliés par la publication des caricatures de Mahomet : "Je ne suis pas Charlie et je ne suis pas terroriste! Je suis un musulman que Charlie n'a pas respecté. Je suis un musulman dont Charlie a humilié son prophète . Je suis un Musulman dont Charlie s'est moqué. Je suis un musulman que Charlie a offensé", explique ainsi un Internaute marocain sur Facebook.
D’autres dénoncent la différence de traitement entre le conflit israélo-palestinien et les attaques en France : "Pourquoi dois-je être solidaire avec Charlie, alors que nos frères musulmans en Palestine sont tués, et les pays européens ne réagissent pas et parfois même [sont] pour. Je ne suis ni pour ni contre ce qui s'est passé à Paris. Je garde le silence, comme tant de Marocains", affirme un autre Internaute, toujours sur Facebook.
#jespereunjouretrecharlie
De nombreuses voix s’élèvent toutefois dans le pays pour demander de ne pas tout mélanger. La journaliste marocaine Leila Ghandi a ainsi publié une tribune sur son compte Facebook pour soutenir Charlie Hebdo. "À ceux qui disent 'je ne suis pas Charlie je suis Palestine', je réponds "quel rapport ?" Ne peut-on donc pas être l’un et l’autre ?", s’interroge-t-elle. "À ceux qui disent "je ne suis pas Charlie parce que je ne suis pas d’accord avec ses caricatures" je réponds "le débat n’est pas là". Pour ma part je suis moi-même parfois en désaccord voire choquée par les publications du journal, mais encore une fois le débat n'est pas là. On peut dénoncer Charlie et ses caricatures et pour autant être quand même Charlie. Car être Charlie, ce n’est pas nécessairement être pour ses caricatures, mais cela va bien au-delà. C’est être pour la liberté tout court".
Le compte twitter de Leila Ghandi
Je suis Charlie. Pour moi je suis Charlie veut dire je suis pour les valeurs universelles et le monde libre. Je... http://t.co/vK9dVXrypX
— Leila Ghandi (@Leila_Ghandi) 11 Janvier 2015Le webzine marocain nssnss.ma a lui aussi choisi de dénoncer certaines "réactions à faire vomir un mort" et ces "écervelés à qui les réseaux sociaux donnent droit de parole pour crier leur joie à coups de 'c’est bien fait pour eux'".
Dans un édito, ce site a cependant choisi de ne pas reprendre à son compte #jesuischarlie. Le journaliste Nabil Sebti estime en effet que "nous Marocains, citoyens ou résidents parmi lesquels des journalistes, nous ne sommes pas Charlie. Au pire, nous ne voulons pas l’être. Au mieux, nous espérons un jour pouvoir l’être".
Il rappelle en effet que la liberté d’expression est encore bafouée au Maroc et que l’autocensure est omniprésente : "Combien d’entre vous, journalistes y compris, s’interdisent encore de parler à tort du roi, d’un de ses discours, de sa position ou de l’une de ses décisions ?". Dans un appel à plus de "prises de parole", le journaliste conclut "#jenesuispascharlie mais #jespereunjouretrecharlie dans mon propre pays".
L'édito de NssNss.ma
Les Marocains peuvent-ils se permettre le hasgtag #jesuischarlie ? http://t.co/rSH5vt7XRn pic.twitter.com/gOVlz9wT1D
— NssNss.ma (@nssnss_ma) 8 Janvier 2015Avec AFP