![À Kobané, l’amour au temps de l’EI À Kobané, l’amour au temps de l’EI](/data/posts/2022/07/19/1658255502_A-Kobane-l-amour-au-temps-de-l-EI.jpg)
à Kobané – La ville kurde de Kobané, à la frontière turco-syrienne, est depuis plusieurs mois assiégée par l’organisation de l’État islamique. Le journaliste Mohammed A. Salih y a passé deux jours, et a rencontré un couple arabo-kurde qui raconte son quotidien.
Lorsque le cousin de Mahmud Salih, un habitant kurde de Kobané, lui a parlé de sa voisine arabe, Khadija Yusef, il s’est immédiatement jeté à l’eau. Et après l’avoir rencontrée, il a su que ce serait "Elle". Après le coup de foudre ont suivi les fiançailles.
Leur amour a résisté au temps, mais surtout, à l’invasion brutale des jihadistes de l’organisation de l’État islamique (EI), qui assiègent la ville kurde du nord de la Syrie depuis la mi-septembre.
Dès l’arrivée des jihadistes, le couple a fui jusqu’à la frontière turque, à un kilomètre de Kobané, ville de près de 400 000 habitants. La réputation des jihadistes en matière de brutalité ne laissait pas de place à la coexistence pacifique.
"La plupart des habitants de Kobané se sont enfuis parce qu’ils savaient que l’EI coupait des têtes et violentait les femmes, explique Mahmud, 50 ans. Nous n’avions jamais vu une telle chose, c’était inconcevable pour nous."
Après quatre jours de longue attente à la frontière turque, Mahmud – paralysé des jambes à la naissance – a décidé de retourner dans sa maison de Kobané. Une décision "plus honorable", explique-t-il.
Quant à sa femme, ce retour aurait été injuste pour elle. "Je lui ai dit de rester en Turquie, qu’elle y serait en sécurité, confesse Mahmud. Mais elle m’a répondu : ‘Non, je resterai avec toi, si tu meurs, je mourrai à tes côtés.’"
Le couple vit depuis dans une rue délabrée dans l’ouest de Kobané. À l’exception de quelques combattants et combattantes à quelques kilomètres de là, le quartier est totalement désert.
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"C’est mieux d’être chez nous, peut importe ce qu’il va se passer"
Mariés depuis quinze ans, leur amour est plus fort que jamais. Ils font avec le peu de ressources encore à leur disposition.
"Nous vivons ici depuis que nous nous sommes mariés… C’est mieux d’être chez nous, peu importe ce qu’il peut se passer", susurre Khadija, 40 ans.
Le dévouement du couple contraste avec les tensions ethniques qui existent dans la région. La minorité kurde de Syrie est longtemps restée impuissante face à l’oppression nationaliste arabe. Avec l’émergence de groupes armés rivaux lors du conflit syrien, les tensions n’ont fait que s’amplifier.
Mais Khadija Yusef rejette cette analyse. "Je suis comme n’importe quelle personne ici, dit-elle d’une voix douce. Il n’y a aucune différence entre les Kurdes et les Arabes."
Construite par les Allemands et les Ottomans au début du XXème siècle dans le but de relier Bagdad à Berlin par un chemin de fer, l’isolée et calme Kobané est aujourd’hui la ville de tous les dangers. Des tirs de mortiers détonnent régulièrement autour de la ville, faisant quelquefois des victimes, souvent civiles : trois personnes, dont un père et son fils, sont mortes le 16 décembre dans l’une de ces attaques.
Le 25 décembre marquait l’anniversaire des cent jours de résistance des combattants kurdes, l’Unité de protection du peuple, branche armée du Parti de l’Union démocratique kurde, contre les assauts de l’organisation de l’État islamique.
Mais cette défense n’aurait pas pu avoir lieu si l’aviation américaine n’était pas intervenue à temps. Grâce à des bombardements à la fin du mois de septembre, et l’aide des Peshmerga irakiens, l’Unité de protection du peuple a pu doucement mais sûrement repousser les jihadistes.
Même si la plupart des habitants ont quitté la ville, ceux qui restent, comme Mahmud et Khadija, sont confiants.
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"On voudrait que nos voisins reviennent"
Lors de cette après-midi du 16 décembre, la scène est surréaliste : Mahmud, avec sa grosse moustache, amène volubile une tasse à sa femme. Khadija touille avec vigueur la cannelle dans son thé. Le couple boit le breuvage sur le trottoir devant chez eux malgré les risques d’attaques permanentes. Deux amis se joignent à eux pour discuter, comme si de rien n’était.
Vivre à Kobané, c’est être en quelque sorte prisonnier. Khadija explique qu’ils sont non seulement assiégés sur trois côtés de la ville par l’organisation de l’EI, mais également par la Turquie au nord. Les quelques rares convois humanitaires, apportant principalement de l’essence et des médicaments, permettent aux habitants de survivre.
Malgré l’incertitude, Khadija dit qu’elle est heureuse ici. Leur vie est calme, ils n’ont pas d’enfants, chose assez rare pour un couple marié de leur âge dans cette partie du monde. Elle avait pourtant donné naissance à deux enfants. Tous les deux mort-nés.
Alors que le soleil se couche, le couple confesse que la seule chose qui leur manque est le bruit du voisinage. "On voudrait qu’ils reviennent, être rassemblés" soupire Khadija.
Mais pour l’instant, la nuit qui s’offre à eux ressemble à toutes les autres : déchirée par le tumulte des obus.
Mohammed A. Salih est un journaliste basé au Kurdistan irakien et a couvert l’actualité locale et internationale au Moyen-Orient pour de nombreux médias. Il n’a aucun lien avec Mahmud Salih, un des deux protagonistes de l’article. Pour le suivre sur Twitter @MohammedASalih.
Il était à Kobané du 14 au 16 décembre 2014.
Traduit en français par Alexandre Capron.