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Trêve de Noël 1914 : un match de football dans le "no man's land"

En 1914, sur le front de la Grande Guerre, des soldats ennemis ont cessé le feu et fraternisé, le temps des fêtes de Noël. Même si ces actes ont été localisés, ils ont marqué le souvenir du conflit.

"Pensez simplement que pendant que vous mangiez votre dinde… J’étais là, dehors, à serrer la main d’hommes que j’avais essayé de tuer quelques heures auparavant. C’était incroyable !". Dans l’une de ses lettres datées du 27 décembre 1914 et citées dans le livre "Frères de tranchées"*, Oswald Tilley de la London Rifle Brigade a encore du mal à y croire. Ce soldat anglais raconte à ses parents comment il a pris part à un événement inimaginable, alors qu’il se trouvait sur le front près de Ploegsteert, au nord de la frontière franco-belge.

"Le matin de Noël, comme nous avions pratiquement cessé de tirer sur eux, un Allemand a commencé à nous faire signe, et un de nos Tommies [soldats anglais, NDLR] est sorti devant notre tranchée et l’a rejoint à mi-chemin où ils se sont salués. Au bout d’un moment, des types de chez nous sont sortis pour retrouver ceux d’en face jusqu’à ce que des centaines d’hommes, littéralement, en provenance des deux côtés, se retrouvent sur le "no man’s land" à se serrer la main, à échanger des cigarettes, du tabac et du chocolat, etc."

"Deux nations chantant le même chant de Noël en pleine guerre"

Durant l’hiver 1914, plusieurs de ces scènes de fraternisation ont bien eu lieu dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Pour Rémy Cazals, professeur émérite d'histoire contemporaine à l'Université Toulouse 2, il ne s’agit pas de légendes mais de faits localisés. "La fête de Noël a été un peu le détonateur. La trêve a concerné principalement les Britanniques et les Allemands. Ces peuples sont majoritairement chrétiens. Noël est donc une fête importante", explique le co-auteur de "Frères de tranchées". "Chacun avait reçu des cadeaux. Les Allemands avaient des sapins. Ils ont mis des bougies et les ont illuminées. Ils sont allés en apporter aux Anglais et cela a commencé comme ça. C’était un phénomène spontané. Il suffisait que l’un d’entre eux fasse un premier geste".

Du côté des Français, les actes de fraternisation ont en revanche été moins nombreux : "Cela s'explique peut-être par le fait qu'une partie du pays était envahie par les Allemands. Ce sont quand même des ennemis qu'on n'aime pas beaucoup et qu'on veut chasser du territoire. Certains Français ont cependant aussi participé à la trêve".

Selon ce spécialiste de 14-18, ces rapprochements entre combattants ennemis se sont produits en raison de leur très grande proximité sur le front : "Ils savent très bien que s’ils vivent dans la boue, les autres en face vivent aussi dans les mêmes conditions. Les tranchées sont proches. Il y a une espèce de communauté de situation et de souffrance, qui fait que dans ce cas précis, on a cessé de se tirer dessus, puis on s’est avancé, on s’est rencontré et on a échangé des produits".

Ces contacts se manifestent aussi d’autres façons. À certains endroits, les soldats communient tout spécialement à travers la religion en cette période de Noël. "Les Allemands chantaient une de leurs chansons, nous une des nôtres, jusqu’à ce que nous entamions 'O Come All Ye Faithful', et que les Allemands reprennent avec nous l’hymne en latin 'Adeste Fideles'. Et alors je me suis dit : 'Eh bien, c’est vraiment une chose extraordinaire – deux nations chantant le même chant de Noël en pleine guerre'", raconte ainsi le soldat Graham Williams de la London Rifle Brigade dans l’une de ses lettres.

Un match de football : mythe ou réalité ?

Ce cessez-le-feu est aussi l’occasion de s’occuper des morts, comme le décrit Rémy Cazals : "En dehors des périodes de trêve, on se tire dessus. On a du mal à récupérer les corps qui restent dans le No Man's Land, c’est-à-dire entre les deux tranchées ennemies. On a donc profité de la trêve pour les enterrer et même pour faire une cérémonie religieuse". Mais l’un des épisodes les plus emblématiques de cette fraternisation de Noël 1914 est la tenue d’une partie de football en pleine zone de combats entre Britanniques et Allemands. Le 11 décembre dernier, l’UEFA a même érigé un monument à Ploegsteert en souvenir de "cette rencontre de la paix".

Alors que certains contestent la réalité une telle rencontre, Rémi Cazals pense au contraire qu’elle a bien eu lieu : "Si vous vous attendez à un match comme la finale de la Coupe d’Europe avec un terrain plat, un bon gazon, des buts avec des dimensions réglementaires, et bien évidemment ce n’est pas un match comme cela. Prenons-le plutôt comme un match bricolé sur un terrain qui n’était pas tout à fait convenable, les gens n’avaient pas de maillot particulier et quant à l’uniforme, il faut savoir que dans les tranchées, on porte n’importe quoi".

Plusieurs documents ont d’ailleurs relaté cet épisode de la Grande Guerre. Cité dans "Frères de tranchées", le rapport d’un lieutenant allemand détaille : "Nous avons marqué les buts avec nos képis. Les équipes ont été rapidement formées pour un match sur la boue gelée, et les Fritz ont battu les Tommies 3 à 2". Ce score a aussi été repris dans l’édition du journal britannique "The Times" du 1er janvier 1915 en se basant sur une lettre d’un docteur britannique de la London Rifle Brigade : "Le régiment a eu un match de football contre les Saxons, qui les ont battu 3-2".

Des fraternisations tout au long de la guerre

Un an plus tard, les fraternisations de Noël ne se répètent pas de la même manière. "Il y en a eu mais c’était beaucoup moins important. Sachant ce qu'il s’était passé en 1914, les autorités ont fait très attention. Les chefs n’aimaient pas cela. Ils étaient là pour mener une guerre et pas pour permettre aux soldats de fraterniser", décrit Rémi Cazals. L’historien note toutefois que si l’histoire a surtout retenu la trêve de Noël 1914, de nombreuses fraternisations ont eu lieu tout au long du conflit : "Par exemple le 10 décembre 1915, entre les Français et les Allemands du côté de Neuville-Saint-Vaast dans le Nord-Pas-de-Calais. L’élément qui provoque la trêve, ce n’est pas Noël mais c’est la pluie. Les tranchées sont inondées, il faut sortir. Il ne faut pas croire qu’on tombe dans les bras les uns les autres tout de suite. On se regarde d’abord avec méfiance. On s’est tiré dessus pendant des jours et des jours, peut-être que les ennemis vont recommencer, mais non, ils ne le font pas. On se rapproche et on fraternise."

Dans ce secteur, un caporal français Louis Barthas, connu pour ses "Carnets de guerre"**, décrit ces moments intenses et exprime un souhait : "Qui sait ? Peut-être un jour sur ce coin de l’Artois on élèvera un monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui avaient l’horreur de la guerre et qu’on obligeait à s’entre-tuer malgré leur volonté". Cent ans après, ce monument imaginé par le tonnelier Barthas devrait voir le jour en décembre 2015 grâce à la mobilisation du réalisateur du film "Joyeux Noël" Christian Carion et de la communauté urbaine d’Arras. Pour Rémi Cazals, cet édifice sera le plus beau des hommages rendus à ces soldats. Pendant longtemps, ces épisodes de fraternisation ont en effet été occultés pour ne pas entacher une "histoire restée patriotique", selon lui. "C’est un sujet peu connu, mais qu’il fallait défricher. J’y suis très sensible", souligne l’historien. "C’est une grande boucherie avec quelques lueurs d’humanité".

Un documentaire de la BBC avec des témoignages de soldats qui ont vécu la trêve de Noël 1914 (en anglais)

* "Frères de tranchées", Marc Ferro, Malcom Brown, Rémy Cazals, Olaf Mueller, Éditions Perrin, Paris, 2005

** "Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918", première édition : Maspero, 1977