
Chaque mardi, France 24 se penche sur deux films qui sortent dans les salles françaises. Cette semaine, le puissant chant de résistance "Timbuktu" d’Abderrahmane Sissako et le falot film choral "Men, Women & Children" de Jason Reitman.
Kalachnikov en bandoulière, une poignée d’hommes enturbannés pénètrent dans une mosquée afin d’y faire la prière. La porte à peine franchie, ces fidèles au look de mercenaires se font cueillir par un imam leur rappelant doctement le code de bonne conduite à respecter en pareil lieu : pas de chaussures aux pieds, encore moins de fusils à la main. "Nous faisons le jihad", croit bon répondre l’un des inconvenants pour justifier ce manquement aux règles de bienséance. "Ici, à Tombouctou, celui qui se consacre à la religion le fait avec sa tête et non avec les armes", répond le chef religieux au groupe de soudards, alors contraints de quitter les lieux tête baissée.
>> À voir sur France 24 : L'entretien avec Abderrahmane Sissako, le réalisateur de Timbuktu
La scène est savoureuse. Et en dit long sur l’islam à géométrie variable que pratiquent les jihadistes. Nous sommes en 2012. La moitié nord du Mali vit alors sous la coupe de leurs lois aussi iniques qu’absurdes (interdiction de fumer, d’écouter de la musique, de jouer au football…). De cette période trouble, Abderrahmane Sissako tire une touchante chronique dont la poésie et l’humour pince-sans-rire font œuvre de résistance au fanatisme religieux.
L’une des forces de son "Timbuktu" est qu’il s'abstient de présenter ces combattants de Dieu en une cohorte unifiée d'hostiles barbus qui n'auraient qu'"Allahou Akbar" à la bouche. Rares sont les productions cinématographiques qui, comme celle du cinéaste mauritanien, donnent en effet à voir des islamistes fondamentalistes dans leur quotidien le plus trivial, sinon le plus médiocre. L’un se cache pour fumer une cigarette, un autre s’entraîne à l’enregistrement de vidéos de propagande en lançant des "Yo, man !" à la caméra. Plus pathétique : ce jihadiste anglophone obligé de s’adjoindre les services de deux interprètes pour annoncer à une mère de famille qu’il s’apprête à marier sa fille de force…
Venant d'horizons différents, les maîtres auto-proclamés de Tombouctou ne maîtrisent effectivement pas tous les langues locales et imposent leurs saugrenus oukases dans un mélange d’arabe, d’anglais, de français et de bambara. Une sorte de novlangue jihadiste qui annihile les nuances et radicalise la pensée. À mille lieues en somme des subtilités du Coran dont ils se prétendent être les gardiens.
Face à cet obscurantisme, Abderrahmane Sissako s'emploie à faire percer la lumière. Le contraste le plus saisissant de "Timbuktu" est celui qui oppose la barbarie aveugle à la puissance poétique de nombre de ses scènes. Tel ce chant qu’entonne une femme sous les coups de fouet de la justice islamique ou cette partie de football sans ballon qu’une bande de jeunes disputent au nez à la barbe des nouveaux garants de l’ordre moral.
Huit ans après le magnétique "Bamako", qui mettait en scène un vrai-faux procès intenté par la société civile africaine au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, le réalisateur mauritanien s’attaque à un autre ennemi du continent et au-delà. Sélectionné en compétition du dernier Festival de Cannes, "Timbuktu" est reparti bredouille de la Croisette. C'était avant que les exactions commises par l'organisation de l'État islamique (EI) en Irak et en Syrie ne fassent la une des journaux. Peut-être le film d'Abderrahmane Sissako aurait-il eu une tout autre résonance auprès du jury cannois.
"Men, Women and Children" : prêchi-prêcha sur les temps modernes
Il est une créature plus vorace que le requin des "Dents de la Mer", plus machiavélique que Nosferatu, plus difforme que Frankenstein et plus imposante que Godzilla et King Kong réunis. Pis, ce monstre n'est que virtuel, n'a pas de réalité propre, encore moins de visage, et résiste, de ce fait, à toute représentation cinématographique. Son nom ? Internet.
Il fallait donc que Jason Reitman ait un certain goût du risque pour se pencher sur la question. Bien d'autres avant lui s'y sont cassé les dents. Hormis peut-être David Fincher qui avec "The Social Network" parvint à incarner ce monstre froid qu'est le Web en la personne de Mark Zuckerberg, l'inventeur de Facebook.
Observateur plus ou moins subtil des mutations de la société américaine (le cas de la fille-mère dans "Juno", la cruauté du monde du travail dans "In the Air", l'opposition ville-campagne dans "Young Adult"), le jeune et pimpant réalisateur ne pouvait décemment pas passer à côté de ce grand totem des temps modernes. L'ambition de "Men, Women & Children" est, nous citons, de "montrer la manière dont le Web a bouleversé les rapports humains". Vaste programme qui nécessitait donc de déployer un scénario à plusieurs voix, histoire d'être le plus exhaustif possible. Réseau des réseaux, gigantesque machine numérique qui englobe le monde dans sa totalité (le film s'ouvre d'ailleurs - attention trouvaille - sur un satellite gravitant autour de la Terre), Internet ne pouvait être exploré que sur une seule face.
Las, "Men, Women and Children" a le défaut de ces amples films choraux où chaque personnage représente un cas d’école. À ma droite, une mère paranoaïque (Jennifer Garner) qui contrôle les moindres faits et gestes de sa fille (Kaitlyn Dever) sur les réseaux sociaux. À ma gauche, une comédienne ratée (Judy Greer) qui alimente le Web de photos de sa rejetonne en tenue de pom-pom girl. Et, au mileu du ring, un couple de quadragénaires (Adam Sandler, Rosemarie DeWitt) recherchant le frisson passionnel via les sites de rencontres extra-conjugales, un lycéen (Ansel Elgort) promis à une belle carrière de joueur de football qui remise les crampons pour pouvoir s'adonner pleinement aux jeux en réseaux, une ado anorexique (Elena Kampouris) qui court les forums dédiés aux drastiques régimes minceur...
En louvoyant sans cesse entre la romance pour adolescents, la comédie de mœurs pour adultes et la critique de la société du spectacle, "Men, Women & Children" finit par se dévitaliser. Après deux heures d'un condescendant prêchi-prêcha, ne subsiste qu'un propos consternant de platitude : "Internet, c'est bien, à condition d'en avoir un usage raisonnable." C'est noté, Jason.