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Le double jeu des membres de la coalition, qui se bat contre l'organisation de l'État islamique, États-Unis et Turquie en tête, va déboucher sur la chute de Kobané, au détriment des Kurdes qui, eux, se battent sur le terrain face aux terroristes.

À Kobané, à la frontière entre la Turquie et la Syrie, jihadistes de l’EI et miliciens kurdes se livrent une bataille d’une rare violence, dont l’issue paraît inéluctable tant le rapport de force est déséquilibré. Les Kurdes y défendent leur peau. L’EI y espère une victoire emblématique que favorise l’impuissance, l’indifférence ou le double jeu des membres de la coalition.

Le secrétaire d’État américain John Kerry vient d’administrer une grande leçon de "realpolitik", ou de cynisme, selon le point de vue d’où l’on se situe. "Aussi horrible que ce soit d'observer en temps réel ce qui se passe à Kobané […], vous devez prendre du recul et comprendre l'objectif stratégique [des États-Unis]." Cet aveu, qui est censé torpiller toute analyse d’une chute probable de la ville comme un échec militaire américain, a le mérite de la clarté : le sort de cette enclave kurde aux trois quarts désertée n’est pas stratégique et les États-Unis ne prendront pas le risque d’un conflit avec Ankara pour sauver le symbole du projet d’autonomie kurde en Syrie.

Pour la Turquie il ne s’agit ni de "realpolitik", ni de cynisme mais d’un choix politique assumé. Les Kurdes ne demandent pas une intervention militaire, mais seulement qu’on ne les entrave pas. En clair, que les Kurdes de Turquie qui souhaitaient se battre en Syrie ne soient pas empêchés de franchir la frontière. Mais Ankara ne veut pas d’un Kurdistan autonome en Syrie (sur le modèle KRG en Irak), qui plus est administré par le YPG (Unité de Protection du Peuple) allié à son ennemi historique, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), qui incarne la lutte pour l’indépendance kurde en Turquie. Kobané était le symbole de cette aspiration en voie de se réaliser. La Turquie voit donc un intérêt stratégique à ce que la résistance kurde de cette ville soit écrasée. Elle partage cet objectif (un de plus) avec l’organisation de l'État Islamique dont elle est l’alliée objectif, bien qu’appartenant -officiellement- à la coalition anti-EI.

Selon une source kurde bien informée, "10 à 15 % des rangs de l’EI viennent de Turquie". Ce double jeu, qui crève les yeux, n’est pourtant dénoncé par aucun pays de ladite coalition en raison du rôle que chacun espère lui voir jouer un jour dans la stabilisation du Moyen-Orient. Ankara ne versera donc pas une larme sur Kobané. Ne jamais oublier que dans cette région du monde, plus encore qu'ailleurs, "les amis de mes amis ne sont pas forcément mes amis", et sont de plus en plus souvent franchement "mes ennemis".

Les Kurdes longtemps considérés comme les alliés de l'Occident

Les États-Unis, pour y revenir, ont fait beaucoup, sous l’administration Bush, pour l’émergence d’un Kurdistan irakien autonome : zone d’interdiction de survol d’abord, puis renversement du tyran de Bagdad qui avait, entre autres crimes, gazé la population kurde. À cette époque, il n’y avait aucune ambiguïté : les Kurdes étaient considérés comme les alliés de l’Occident dans le combat contre Al-Qaïda et contre Saddam Hussein considéré (à tort) comme l’allié des islamistes. Mais aujourd’hui, beaucoup de nostalgiques de Saddam, des sunnites, se sont radicalisés sous l’effet de la politique sectaire conduite par le pouvoir chiite irakien soutenu par les États-Unis. Au point que la "colonne vertébrale" de l’EI n’est pas constituée de jihadistes "étrangers", comme on peut en avoir l’impression vu d’Europe, mais bien, comme me le confiait récemment un observateur kurde informé, par des anciens officiers de l’ancienne armée de Saddam ainsi que par certains officiers spéciaux turcs plus ou moins en rupture de ban. Ce qui explique d’ailleurs les succès militaires éclatants de l’EI : ce n’est pas une légion faite de bric et de broc mais bien une armée puissamment équipée et encadrée par des militaires d’expérience, dotés d’un "palmarès" conséquent dans la répression anti-kurde, ce qui leur donne une "motivation" particulière dans la bataille de Kobané. C’est la haine du "faux frère" et non l’intérêt stratégique qui les anime.

Le soutien à la cause kurde moins prioritaire pour Obama

Barak Obama ayant décidé de faire profil bas au Moyen-Orient, le soutien à la cause kurde est devenu moins prioritaire. Surtout lorsqu’elle est incarnée par le PKK et ses alliés syriens, une organisation toujours classée comme terroriste par la Maison Blanche et qui se revendique "marxiste-léniniste". Problème : le PKK est la seule force qui se batte sur le terrain (avec un courage inouï) contre les jihadistes. Ces hommes et ces femmes, auxquels on doit le sauvetage de milliers de Yazidis et de chrétiens en Irak, semblent prêts à résister jusqu’à la mort, conscients que toute reddition est impossible car synonyme de mort ou d’esclavage. Il est incompréhensible que personne à Washington ne comprenne -à la différence de l’EI- que la guérilla kurde incarne bien, en l’espèce, la défense des valeurs occidentales (valeurs souvent tenues pour universelles et partagées -doit-on le préciser- bien au delà du seul "Occident"). Il y a, de ce point de vue, en effet, dans l’attitude américaine quelque chose qui rappelle celle des démocraties européennes en 1937 face au malheur de Guernica.

De quoi Kobané est-elle le nom ? Simplement de l’impossibilité de cette coalition à mener une guerre totale contre l’ennemi désigné (clairement par Obama à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU). Comme cela a été très bien expliqué ici, les pays musulmans sunnites, qui y participent ou font mine d’y participer, ont d’autres objectifs que l’éradication de l’EI, mais plutôt faire reculer l’influence chiite (Bachar al-Assad, le Hezbollah, l’Iran). Cela s’appelle tout simplement un jeu de dupes.

Les Kurdes, bien que sunnites, sont les victimes collatérales de ce "grand antagonisme" pour s’assurer le leadership du monde musulman. Au passage, on se rend compte à quel point l’islam est instrumentalisé dans un conflit, qui est avant tout national ethnique et idéologique. Si, au lieu de Kurdes, il s'agissait de Turcs qui se trouvaient menacés d’être massacrés jusqu’au dernier, cela fait belle lurette que l’armée d’Ankara serait intervenue, comme elle l’a fait à Chypre où elle se trouve encore.

Les raids aériens ne font que retarder la chute de Kobané

Les bombardements aériens américains, particulièrement inefficaces dans des combats au corps à corps, ne font que retarder l’issue fatale. La Turquie AKP a tombé le masque en interdisant aux Kurdes de Turquie d’aller se battre aux côtés de leurs frères, alors qu’elle a complaisamment laissé passer -dans les deux sens- tant de jihadistes. Les millions de Kurdes de Turquie, s’ils avaient encore un doute, savent maintenant quoi faire des grandes envolées d’Erdogan sur la "fraternité turco-kurde".
Et la France ? Elle fut, historiquement grâce à des personnalités comme Danièle Mitterrand ou Bernard Kouchner, l’une des nations les plus actives dans le soutien à la cause kurde. Aujourd’hui, elle tente vaille que vaille d’être fidèle à cet héritage, mais sans échapper à l’ambiguïté. Comme avec le soutien témoigné par François Hollande à la proposition turque de créer une "zone tampon" en Syrie le long de la frontière, même si elle peut se comprendre pour des raisons humanitaires. Une zone tampon suppose en effet une interdiction de survol (et donc une résolution de l’ONU) et surtout des troupes au sol qui, compte tenu de la doctrine d’Obama ("No boots on the ground"), ne peuvent être que turques. C’est là où la complexité, déjà extrême, menace définitivement de démêler l’écheveau syrien : outre qu’elle signifierait une mise sous tutelle du "rêve kurde", elle serait perçue comme une déclaration de guerre par le régime de Bachar al-Assad -allié des Kurdes syriens- que Washington semble visiblement vouloir ménager.

Rien n’est simple dans cette affaire, comme détruire l’EI sans pour autant remettre en selle le régime sanguinaire de Damas. Ces contradictions, ces compromis diplomatiques, ces arrière-pensées sont autant de handicaps pour les "alliés" dans une guerre contre un adversaire aussi déterminé que l’État Islamique autoproclamé. Ce qui l’était, simple, c’était d’observer un principe qui éviterait de traîner la mauvaise conscience d’avoir fait preuve de pusillanimité devant un massacre annoncé : ne rien faire pour priver un peuple de la possibilité de se défendre par ses propres moyens.